« Ô Kaldor, que veux-tu de nous ?
— Vous savez, cela ne sert à rien de le prier, maintenant qu'il a disparu. »
Shani opposa à Christophe un regard de peine et de lassitude.
« Vous aimez vous sentir malin, ô voyageur des mondes. Prenez garde, cela vous rend méprisable.
— Je méprise ceux qui me méprisent, dit Christophe en souriant. Vous n'en faites pas encore partie.
— Vous êtes encore trop arrogant pour sauver quiconque. Je comprends pourquoi Aléane n'a jamais cessé de vous échapper. »
S'étant mutuellement blessés, ils se turent comme deux enfants qui boudent.
« Où m'avez-vous emmené ? » reprit Christophe.
Une poussière rougeâtre collait à ses bottes. Il lui semblait que cette plaine dévastée empruntait à ses rêves, comme si l'univers physique avait la propriété de puiser ainsi dans les lacs sans fond de nos souvenirs, pour recréer les mêmes décors à mille ans d'intervalle.
« Ceci est le monde d'attache du Méditant. Palm. »
Shani arpentait les lieux avec précaution, comme quelqu'un qui ouvre une maison laissée vide par ses précédents propriétaires, abandonnée depuis des décennies.
« Votre Méditant ne s'occupe pas de l'irrigation, à ce que je vois. »
Christophe creusa la poussière ocre du doigt. Son regard, qui traversait les choses, remonta sur un kilomètres de roches sédimentaires, compactées sous leur propre poids, parcourues de fractures salines ; la terre, l'eau et le vent étaient entrés en collision ici, quelques millénaires plus tôt. Cette plaine désertique gardait encore le souvenir de leur tumulte. Il repéra des cristaux de magnétite enfoncés dans une pâte volcanique, de la pierre changée en petites billes de jade, comme sous l'impact d'une météorite. Palm avait traversé son apocalypse et cette poussière rouge camouflait d'atroces cicatrices.
Cela rendait toutes ces choses plus précieuses, car survivantes ; ces petits crabes ensablés avaient traversé la tempête, tout comme ces fenouils sauvages, secs comme une poignée de cheveux rôtis par le soleil.
Assez proche de son monde, Sol Palm le couvait jalousement. Mais l'aura d'Hélios formait, tout contre lui, un cercle double, encore visible d'eux seuls.
« Ce monde est-il seulement habité ? »
Shani jeta un Arc au-devant de leur route et le tira en avant jusqu'à une ville. C'était un étalement de briques rouges arrachées au sol, de tentatives de cultures verdâtres, colonisant les abords de plans d'eau fumante, saline, qui remontaient des profondeurs de cette terre malade. Ce peuple luttait chaque jour contre les toxines que l'apocalypse avait injectées dans la terre, contre l'arsenic et le soufre, contre la flamme du phosphore et l'oxyde d'azote, comme deux punaises survivant au fond d'un creuset d'alchimiste.
Au centre de cette fragilité extrême s'élevait pourtant une construction certaine, massive, dominant la maigre cité, dont elle dépassait le volume ; une pyramide qui n'était point l'œuvre de l'homme, ni même du mortel. Le siège du Méditant.
« Qu'est-il arrivé ici ? »
Lorsque le monde le rejette, comme un corps étranger drainé par le système immunitaire, le tyran refuse sa défaite ; il serait prêt à détruire ce qu'il ne peut posséder, prétendant qu'il construira son nouveau monde sur les cendres de l'ancien. Ce dernier moment de folie est rarement suivi d'effet ; peu ont à leur disposition le pouvoir de renverser sur la terre les calices de l'agonie. Mais si le Méditant avait procédé ainsi, alors Palm était ce monde après la tempête : un roi fou régnant sur un peuple misérable, étouffé par le sable et la poussière.
« Ce n'est pas ce que vous croyez, tempéra Shani. Oui, le Méditant a détruit ce monde ; non, il ne règne pas sur ces ruines. Sa retraite se situe à la frontière entre la réalité et la Noosphère.
— Pourquoi ?
— Vous n'aurez qu'à lui demander. »
Une torsion d'espace s'ouvrit à côté d'eux. Par réflexe, s'imaginant le dernier mage d'Arcs dans leur camp, Christophe tendit un filet défensif et créa une lance invisible, sans image, mais pourvue de toutes les propriétés utiles à une arme, qu'il suspendit au-dessus de sa tête comme l'épée de Damoclès.
C'était une torsion approximative ; la réalité mit un certain temps à s'en remettre. Tandis que les Arcs détournés se ressoudaient, un non-humain prit forme. Haut d'un mètre cinquante, il se déplaçait sur six pattes fines, sans chair, une simple peau noire tendue sur des os et des tendons. Le même cuir plissé recouvrait son corps en forme de haricot, une outre à vin pourvue de plusieurs rangées de pores respiratoires, dont émergeaient trois cous désarticulés. Ses trois faces étaient des masques de théâtre blancs. Une seule avait les yeux ouverts ; les deux autres pendaient mollement.
« Vous devez être Shani. Il m'a prévenu de votre arrivée.
— Et vous ?
— Ygdra, Architecte. C'est un honneur. »
Les pensées d'Ygdra étaient plus embrouillées que celles d'un humain ; car si l'une de ses têtes seulement était active, les deux autres rêvaient d'autres époques. L'Ygdra actuel n'avait pas connu la tempête ; l'un de ses ego passés en rêvait encore ; mais ce rêve était contaminé par ses impressions présentes, comme un dormeur intègre les bruits environnants.
« Suivez-moi, je vous en prie » dit l'Architecte, et il effectua une nouvelle torsion d'espace, jusqu'à l'entrée de la cité.
Ses pattes ongulées faisaient surgir de petits jets de poussière tandis qu'il trottait entre deux fermes silencieuses. L'agriculture de cette cité sentait le soufre ; Christophe n'aperçut aucun animal, seulement des cuves de pierre remplies de liquides nauséabonds issus de traitements chimiques. Néanmoins, il perçut le bruissement d'esprits humains et non-humains, comme ceux d'Ygdra, superposition de leurs propres échos.
« Comment se déroule la cohabitation entre humains et samekh ? demanda Shani.
— Comme elle s'est toujours déroulée. Comment se porte votre dieu Kaldor ?
— Il n'existe plus.
— Vous m'en voyez navré. C'est une grande perte pour l'Omnimonde, pour nous tous, et pour vous aussi, j'en suis certain. »
Shani hocha la tête tristement. La poussière rougissait sa toge, jusqu'à ses cheveux argentés. Il ne ressemblait plus à l'envoyé d'un dieu, mais un simple vieillard perdu dans ses pensées.
Les premiers degrés de la pyramide surgirent au détour d'une ruelle ; des maisons s'étaient appuyées sur ce mur de pierre d'un seul tenant, comme arraché du sol.
« Comme vous le savez sans doute, Il se tient en retrait des affaires de ce monde. Je lui parle régulièrement, mais il n'a pas exprimé le souhait de me voir depuis une année entière.
— Merci pour votre sollicitude, Architecte Ygdra. Je vous souhaite réussite et prospérité.
— Merci, merci bien. À très bientôt. »
Shani se tourna vers Christophe. Il désigna le sommet de la pyramide avec sévérité.
« Nous entrons dans le domaine d'un dieu plus ancien que Kaldor. Comportez-vous bien. Ne faites pas preuve d'arrogance. C'est quelque chose qu'il exècre plus que tout. »
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasíaKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...