« Comment vous sentez-vous aujourd'hui, ingénieure-major ? »
Sahir hésita avant de répondre. Difficile de définir les douleurs fluctuantes qui traversaient son crâne, comme un vol de corbeaux allant d'un bord à l'autre ; elles pouvaient disparaître ou revenir au gré de ses émotions, de ses pensées ; reprendre avec violence quand elle essayait de se concentrer.
« Bien, je suppose.
— Vous êtes prête à reprendre le travail ? »
Ce devrait être à vous de me le dire, songea-t-elle face au médecin inexpressif, pressé sans doute de libérer le dernier lit occupé de l'infirmerie.
« Je suis prête, affirma-t-elle.
— Alors je ne vous retiens pas plus longtemps. Prenez ça en cas de migraine. »
Elle n'était pas certaine que le médicament fonctionne ; Sahir ne prit les cachets que pour faire plaisir au docteur. Elle oublierait tantôt de les prendre.
Elle rendit quelques saluts sur le chemin, mal à l'aise, car on la dévisageait comme si elle venait de se relever des morts. L'hématome de son crâne s'était résorbé, mais ses cheveux n'avaient pas encore repoussé sur les points de suture.
Une ombre sinistre rampait dans les couloirs du vaisseau. L'équipage, toujours plus morose, n'avait même plus la force de faire preuve de sympathie ou de reconnaissance ; sa blessure apparente réveillait ces sentiments évaporés de leurs cœurs, ce qui les gênait encore plus qu'elle.
Quelques mètres avant la salle de réunion des officiers, Sahir constata qu'il manquait un bouton sur sa veste. Elle avait déjà deux minutes de retard. Ces deux faits entrèrent en collision sous son crâne et un violent mal de tête la prit, l'obligeant à s'arrêter ; elle s'appuya contre le mur, entre deux extincteurs, et se laissa glisser jusqu'au sol. Deux fusiliers passèrent sans la voir.
Des étoiles brouillèrent son champ de vision, plus nombreuses que dans le ciel de Rems ; elles scintillaient en rythme avec les clignotements de douleur de son cerveau. Sahir se vit étouffée par le nombre des astres de l'univers, une dimension inatteignable par la psyché humaine. Des larmes naquirent au coin de ses yeux. Nous ne pouvons pas y arriver, se dit-elle. L'Armada Secunda ne verra pas le jour. Nous ne sommes pas à la hauteur.
Elle entendit quelqu'un siffloter ; ces trois notes percèrent les crissements de cigales qui bloquaient son audition. Des bruits de pas se rapprochèrent.
« Vous avez perdu votre chemin ? Attendez, vous êtes... laissez-moi vérifier... ingénieure-major. Et votre nom : Sahir. Aurora Sahir ? Je vous connais. Vous n'iriez pas à la réunion de travail ? Parce que je suis en retard. Rien de pire que d'être tout seul en retard. Mieux vaut être à plusieurs ! Vous ne voudriez pas m'accompagner ? »
Elle s'accrocha à cette main tendue. L'homme portait une veste d'uniforme remsienne trafiquée, percée de nouvelles poches toutes pleines de babioles métalliques ou cristallines pas plus grosses qu'une pièce de monnaie, comme un marchand de verroterie. Il avait cousu une fermeture à crochets, arraché tous les boutons de nacre ; il ne portait aucun nom visible, mais c'était le seul homme sur ce vaisseau qui arborât la moustache, non sans fierté, et non sans réussite.
« Je me présente : Adrian von Zögarn, homme à tout faire. Suivez-moi. »
Il se mit à parler tout seul ; elle n'essaya pas de se concentrer sur ce qu'il disait, entrant dans le monde flou, incertain, qui succède à la douleur.
« Et c'est ainsi, conclut Adrian, que mon élevage d'escargots de Bourgogne a fait faillite. Mais nous y sommes ! Entrons. »
La réunion venait à peine de commencer. Sahir essaya de se glisser dans son ombre, mais l'amirale Ek'tan, en bout de table, se focalisa sur elle.
« Ingénieure-major ! Bon retour parmi nous.
— Merci, amirale.
— Je vois que vous avez fait promptement connaissance avec mon conseiller technique. C'est un soulagement de vous voir reprendre le service actif, après votre blessure. Cela dit, conformez-vous aux directives médicales. »
Elle avait manqué l'occasion de remercier Adrian pour ses actions héroïques. Il se souvenait d'elle, mais il faisait semblant d'omettre les circonstances de leur rencontre.
« Avant de prendre l'ordre du jour, est-ce que quelqu'un a quelque chose d'urgent à dire ? lança l'amirale sans grande conviction.
— Oui, moi ! intervint Adrian en bondissant de sa chaise, car il ne savait pas rester en place.
— Développez.
— Eh bien, le moral des troupes est au plus bas. Ce matin, quelqu'un a essayé de me casser la tête en hurlant qu'on n'allait jamais rentrer à la maison et qu'on mourrait tous dans l'espace comme des rats. La moitié de l'équipage est sous régulateurs d'humeur. Je propose de prendre des mesures fortes pour enrayer ce phénomène de défaitisme généralisé.
— Avez-vous des idées ?
— Euh, j'y réfléchis. Par exemple, un grand jeu de cache-cache en apesanteur pour détendre l'atmosphère. Ou peut-être un concours de blagues. Je me suis entraîné pour les deux. Par exemple : un vaisseau, c'est un vaisseau. Dix vaisseaux, c'est de la vaisselle. Du coup, qu'est-ce que l'Armada ? C'est une flotte de vaisseaux, donc de l'eau de vaisselle. »
Un silence gênant accueillit cette démonstration, empli de la consternation la plus pure, la plus tragique, celle que l'on ressent face au vendeur ambulant qui, après avoir glorifié l'aspirateur sans fil Dosyn, cogne son exemplaire de démonstration contre le mur en criant qu'il va démarrer, ne vous en faites pas, c'est une question de rodage.
L'ingénieure-major Sahir manqua de s'étouffer en essayant de ne pas rire.
« Si c'est tout ce que vous proposez, Adrian, nous allons en rester là pour le moment.
— Attendez, amirale. »
Sahir avait levé la main. Elle toussota, puis se força à parler avant qu'un nouvel étau de panique ne l'étreigne.
« Le seul moyen de lever les doutes de l'équipage est de décider dès maintenant de notre route future. Nous devons calculer le chemin de retour vers Stella Rems et l'intégrer à notre plan de vol. Pourquoi ne l'avons-nous pas encore fait ?
— Il est trop long, dit l'amirale. D'après notre carte de l'Omnimonde, le trajet dépasse deux fois notre autonomie en vivres. La possibilité d'un retour dépend de notre capacité à nous réapprovisionner. À Neredia, nous avons passé un accord, mais nous n'avons pas chargé de nouvelles rations alimentaires. Si nous n'avons pas plus de chance dans ce système et dans le suivant, il ne nous restera plus qu'une seule option : débarquer une partie de l'équipage sur une planète habitée.
— Dans cette hypothèse, abonda Adrian, je serais volontaire pour garantir leur survie.
— Nous déciderons cela après la Terre. Adrian, parlez-nous de cette planète. »
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
ФэнтезиKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...