25. Lilith

13 6 11
                                    


Sahir ne trouva pas le sommeil. Elle contempla longuement le plafond de sa chambre, dont la peinture au plomb était parcourue de fractures, avant de comprendre ce qui n'allait pas dans cette planète : elle était trop familière. À croire que la Terre, par le nombre de ses habitants, la variété de ses peuplades et la richesse de son histoire, avait épuisé tout ce que l'espèce humaine pouvait produire, construire ou rêver. Que tous les autres mondes ne faisaient que réinventer sa science, reprendre ses mythes, redire ses poèmes.

Même cette fissure au plafond lui parut identique à celle qui, quelques années plus tôt, ornait le plafond de son internat militaire.

« Qu'avons-nous vu jusqu'à présent ? lança-t-elle à haute voix. Un monde qui ne veut pas entendre parler de nous. Un monde qui ne peut guère nous aider. Un monde qui veut bien de notre aide, mais qui souhaite garder notre existence secrète. »

Étaient-ils seuls dans l'univers ? Rems porterait-elle seule le fardeau de l'Armada ?

Un cauchemar se glissa dans sa nuit éveillée : elle se tenait devant un miroir. Son image y était parsemée de lignes de fracture, comme si son corps était un puzzle mal assemblé. Et elle prenait ces pièces et les ôtait, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien d'elle que trois fils minuscules, tendus entre ses chevilles et son crâne, fermement noués entre eux. Les trois vérités qui, selon le dicton kaldorien, formaient la racine de son être. Deux files de laine et un fil de fer noir, bardé d'épines ; la vérité capable de la détruire. Il n'y avait rien d'autre.

Je suis réductible à ces trois fils, songea-t-elle. Voilà ce que me dit la sagesse de Kaldor.

Elle se leva d'un bond, tituba jusqu'à la salle de bains, se regarda dans le miroir,. L'image se confondit avec le rêve et elle eut l'impression de pouvoir enlever son visage, comme un vêtement, de détacher son crâne pour révéler les trois fils enchevêtrés.

Ma complexité est une illusion. Toutes mes pensées, toutes mes expériences ne découlent que de principes simples. Trois vérités. Trois vérités qui définissent la manière dont je pense et dont j'agis.

Son mal de crâne revint ; comme il ne passait pas, elle sortit de sa chambre et alla frapper à celle d'Adrian.

« Oh, c'est vous. Bonsoir. Bonjour. Bon matin. Je crois que nous sommes déjà le matin. »

Contrairement à elle, Adrian n'avait pas défait son lit, il s'en était servi comme vide-poches. Il était un générateur naturel de désordre productif. Les cristaux rougeâtres, les bouts de métal, les tournevis, les fioles vides ou pleines qu'il accumulait au fil de ses expériences étaient comme des particules élémentaires qui, lors de collisions favorisées par les hautes énergies de son cerveau brillant, formeraient des éléments plus lourds, comme un épluche-bananes automatique, un peigne pour pattes de mouche, un téléporteur de poche, un réacteur à énergie du vide.

« J'étais en train de bricoler, expliqua-t-il. Venez voir. »

La chambre comportait un petit balcon privatif. Des centaines de voitures circulaient en contrebas mais, à cette hauteur, l'air circulait mieux entre les immeubles. Adrian avait accroché un support en fil de fer à la rambarde et y avait fixé une lunette astronomique, qui devait rentrer dans une de ses poches. Il avait ensuite converti une chaise de l'hôtel en trépied.

« Je vous présente une lunette astronomique pour objets célestes non identifiés.

— Comment fonctionne-t-elle ?

— Eh bien, autrefois, j'avais inventé un téléporteur portatif, qui contenait un cristal concentrateur. J'ai cassé le téléporteur en m'asseyant dessus par inadvertance, j'ai gardé le cristal, je l'ai mis dans la lunette pour polariser la lumière et depuis, je vois des trucs. »

Il sentit que son explication n'était pas très convaincante.

« L'alchimie est encore une science en plein essor, prétendit-il, ce qui veut dire qu'il y a des trucs qui marchent, sans qu'on sache vraiment pourquoi, mais qu'on y réfléchira plus tard. Regardez plutôt. »

Il lui offrit sa place. L'air se rafraîchissait toujours et Sahir, en chemise, commença à prendre froid. Mais la curiosité et la présence d'Adrian furent plus fortes. Ce qu'elle vit dans la lentille ne la déçut pas, au contraire. Elle savait que les observations astronomiques, hormis celles d'objets proches rayonnant dans le visible, sont souvent des déductions indirectes.

« On dirait... une lune.

— C'est une lune. Je vous en parlais tout à l'heure. »

Le cristal colorait l'image en rouge, mais le disque de Lilith était bien visible, tache claire sur un fond sombre, comme une jumelle maudite du satellite légitime de la planète Terre. Elle semblait entourée par un rideau de flammes envoûtantes.

« Plus elle est proche, plus Lilith déséquilibre la Noosphère terrestre, et je la trouve très proche aujourd'hui. À croire que le spectre d'Hélios réveille tout un tas de vieux démons.

— Comment avez-vous acquis tout ce savoir, Adrian ? Comment êtes-vous devenu... alchimiste ?

— Un jour, Socrate eut un violent mal de crâne ; c'était moi, à l'intérieur de sa tête, qui faisais de mauvaises blagues. Il demande alors à son ami Héphaïstos de lui fendre le crâne à coups de hache – ne vous en faites pas, ça se recoud après, ils étaient solides, à l'époque. En sort le désormais célèbre Adrian von Zögarn, vêtu de pied en cap, y compris la moustache. Eh bien, cette histoire est fausse ! Un homme ne se fait pas en un jour. J'ai parcouru l'Omnimonde durant cinq cent ans, traversé des dizaines de mondes, j'ai lu des milliers de livres, rencontré des milliers de gens, et j'ai un peu appris à chaque lecture, chaque rencontre et chaque passage.

— Mais vous savez ce que dit Kaldor. Nous ne sommes, au final, que trois vérités.

— Vous avez entendu ça, aussi ? »

Adrian fouilla dans ses affaires et lui présenta un paquet de cartes enveloppées dans une toile de coton.

« Je vous présente le tarot à trois bras, inventé par les occultistes kaldariens bien avant moi. Il paraît que la séquence de tirage des cartes, par un médiateur de Kaldor, permet de révéler ses trois vérités à une personne. Il se trouve que je suis aussi un médiateur de Kaldor. Vous voulez essayer ? »

Elle pensa au fil noir.

« Non, je ne veux pas savoir.

— On dit souvent que parmi les trois vérités se trouve celle qui nous enracine, celle qui nous détruit et celle qui nous sauve. Ne craignez pas celle qui « détruit ». Les êtres sombres, comme Lilith, essaieront de se servir d'elle pour vous anéantir. Mais « détruire » est une mauvaise traduction du summérien. Chaque jour qui passe nous détruit, parce qu'il nous change ; cette vérité vous changera, voilà tout.

— Bonsoir, Adrian.

— Bonsoir. »

Plus tard dans la nuit, Sahir rêva qu'elle faisait face à la Lune noire. Sa surface lui parut transparente ; une silhouette humaine se tenait de l'autre côté, penchée vers elle, comme si elle essayait de lui murmurer quelque chose.

Le lendemain, elle sut ce qu'était son fil noir. Elle buta sur une phrase issue de ses rêves, comme un objet que l'on trouve chez soi, qui ne nous a jamais appartenu.

« Vous n'êtes pas à la hauteur. »

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant