26. Garrison

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Denrey n'avait pas fermé l'œil de la nuit, ni bougé de son bureau, mais il avait l'air réveillé.

« Nous avons un accord, annonça-t-il. La discussion s'est éternisée, je vous passe les détails, mais les représentants se sont accordés sur le fait que le bénéfice dépasse largement les risques. Vous aurez votre cargaison. La livraison aura lieu sur la base américaine de Thulé, au Groenland. Les gens là-bas ont participé aux opérations d'excavation du vaisseau échoué, ils sont déjà tous au courant, c'était le plus simple pour nous.

— Parfait. Je peux donc déjà vous donner quelques spécifications : a priori, les remsiens sont allergiques au gluten. Donc pas de gluten. Privilégiez les protéines d'origine végétale et piscicole, les poissons gras et les fruits oléagineux, minimisez le poids par rapport aux calories, peu de fibres. Du riz, du broyat de noix de coco, le tout stérile et lyophilisé. Il nous faudrait aussi du chlorure de sodium, du chlorure de magnésium, des compléments alimentaires à base de fer, deux mille litres d'eau. Tout doit être empaqueté dans des containers en plastique rigide d'un mètre sur un mètre cinquante, empilables et disposant d'attaches pour des sangles d'un centimètre de largeur.

— Épargnez-moi les détails, s'exclama le directeur. Vous rédigez une note et je m'occupe de l'envoyer aux américains. Ce sera prêt dans vingt-quatre heures. J'ai une voiture qui vous attend en bas de l'immeuble, un avion direct pour Thulé. Quel que soit le moyen que vous avez employé pour descendre sur Terre...

— Un parachute.

— Je suppose que vous avez une navette ou un moyen de transport apparenté. Elle pourra se poser sur le terrain de Thulé. Vous procéderez au chargement là-bas. Le Conseil a été convaincu par la possibilité de garder le contact. Cependant...

— Vous essayez de dire quelque chose que nous n'allons peut-être pas aimer.

— Ils tiennent à vous envoyer un représentant terrien, à toutes fins utiles, une sorte d'observateur civil. Bien entendu, s'il venait à lui arriver malheur, notre accord ne tiendrait plus. »

Adrian songea aux canaris sentinelles qui, dans les mines de charbon, avertissaient de la percée d'une poche de gaz en perdant connaissance les premiers.

« Voyez-le comme un stagiaire que vous pouvez affecter où vous le souhaitez, du moment qu'il peut tenir la Terre informée du développement du conflit.

— C'est bien vous, ça. Ne pas s'impliquer, mais jeter un coup d'œil par le trou de serrure.

— Vous savez ce qu'est ce monde, monsieur von Zögarn. Mes concitoyens sont trop occupés. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de leur planète. Beaucoup n'ont même pas le temps de s'occuper de leur propre vie. Alors, la guerre stellaire, cela les passionnerait sans doute, mais plutôt comme un passe-temps.

— J'ai cru vous entendre prononcer le nom « von Zögarn », monsieur le directeur, mais si tel était le cas, vous parleriez d'un homme qui portait une moustache bien supérieure à la mienne, qui n'est en comparaison qu'une queue de rat moisie. Je ne peux donc pas être Adrian von Zögarn.

— Peu importe. Allez-y, vous n'avez pas plus de temps que moi. »


***


Silencieuse, l'ingénieure-major Sahir compta le nombre d'avions commerciaux sur le tarmac de l'aéroport. Elle ne comprenait pas comment la Terre pouvait brûler autant d'hydrocarbures liquides et gazeux. Il aurait fallu couvrir la surface du monde de terres cultivées pour produire suffisamment d'huile végétale. Dans ce cas, comment nourrir ces milliards d'humains ? Avaient-ils installé des champignonnières géantes dans les sous-sols de leurs villes ?

« Vous n'avez pas bien dormi, jugea Adrian.

— Comment font-ils voler tous ces appareils ?

— Grâce à la portance, qui vient du fait que l'air s'écoulant au-dessus de l'aile va plus vite que celui...

— Je sais.

— Et grâce au pétrole généreusement pompé dans les nappes fossiles de la planète. Les terriens sont assis sur quatre milliards d'années de matières organiques dégradées. Quatre milliards d'années de réserve ! Ce n'est pas la même chose qu'on monde comme Rems, sur lequel la vie s'est implantée il y a deux cent millions d'années à un stade végétatif, et qui n'a été convenablement terraformé qu'il y a trente-six millénaires.

— Nous sommes donc sur le monde le plus ancien de l'Omnimonde.

— En tout cas, un modèle qui a été décliné à de nombreux exemplaires. »

On prête souvent aux anciens des qualités qu'ils n'ont aucune raison de posséder, à savoir : la sagesse, la tempérance, la bonté. Quiconque sort de l'enfance comprend que si certains s'améliorent – et ce sont les bons, les tempérants, les sages – d'autres rabougrissent. La Terre, secouée sans cesse par Lilith, comme une cousine malfaisante poussant ses sœurs à la bêtise, hésitait.

« Et voilà notre avion, annonça Adrian. Et nos gardes du corps, des opératifs empruntés par le BTS à une quelconque agence américaine. Hello, gentlemen ! »

Personne ne répondit à Adrian. Les rustres en costume, sans lunettes de soleil, mais aux armes apparentes, devaient avoir des instructions très strictes : ne pas engager de conversation avec les invités, au risque d'apprendre plus que ce qu'ils étaient censés savoir.

« Vous allez à Thulé ? Tenta l'alchimiste.

— Nous décollons dans une minute. Montez à bord. »

L'intérieur du jet, gracieusement loué à une société spécialisée par les deniers américains, obéissait aux conventions habituelles : sièges confortables, mobilier en acajou, champagne inclus dans le service, odeur de lavande fraîche, le tout encadré par quatre regards placides, flegmatiques, d'hommes sans identité officielle. Adrian salua le pilote et son collègue, sans obtenir une réaction, avant qu'ils lui claquent au nez la porte du cockpit. Il s'enfonça dans son siège et se mit à raconter à l'ingénieure-major l'histoire de son entreprise de toilettage canin.

« Vous faites confiance à Denrey ?

— Le monde se divise en deux catégories : les gens qui veulent me faire arrêter et les autres. Denrey ne m'a pas fait arrêter. C'est un point positif.

Je vous prie de m'excuser, monsieur, je crois que nous n'avons pas été présentés.

Le bonjour. Voici l'ingénieure-major Sahir de la flotte de Rems, et je ne suis pas Adrian von Zögarn. »

L'arrivant portait aussi un costume, mais il était bleu, et sa cravate rouge, ce qui semblait signifier qu'il était d'un autre monde : celui des consultants civils qui rôdent entre les instances multi-étatiques, les ambassades, les grandes sociétés pétrolières, banques et groupes financiers terriens.

Sahir le trouva insipide. Elle essaya de l'imaginer dans l'environnement de l'Indra et ne put que le visualiser en apesanteur, vomissant sur ses chaussures et perdant ses lunettes.

Il expliqua qu'il était leur observateur, mandaté par le Conseil de Sécurité et le BTS, pour s'enquérir de cette guerre stellaire en préparation. Ses phrases étaient longues, les traductions d'Adrian fort brèves, suggérant qu'il se dispersait en tournures diplomatiques et locutions adverbiales.

Il se nommait Hayden Garrison et était le demi-frère par alliance du directeur Denrey, il avait fait des études de droit dans un pays nommé Harvard. Il parlait trois langues terriennes – et moi dix-sept langues omnimondiennes, ajouta Adrian – et avait quelques notions de latin. Avec un peu d'effort, on en ferait un locuteur potable du latin véhiculaire partagé par Rems et les anciennes colonies de l'Imperium Justitiae.

Garrison n'avait pas l'air méchant, mais il leur tombait de nulle part, comme la vingt-septième candidate au mariage qu'une mère un peu trop investie envoie à son fils célibataire, non sans l'assurer qu'elle a passé l'entretien d'embauche avec succès et que, comme toi mon petit, elle aime les aquarelles et les romans d'amour. C'était toujours mieux que de se faire tirer dessus. Mais ce n'était pas une franche réussite non plus.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant