Chapitre 1

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Avachi sur la table, ses bras pouvant à peine supporter le poids de son corps frêle, il recherchait les quelques notes qui pourraient combler sa partition, pour le moment vide. Tout se mélangeait en lui. Son travail, ses amours et cette fièvre qui l'affaiblissait... Au cœur de cette mélodie incessante, il tentait de trier ses pensées, ignorant l'agitation autour de lui. Des cris des rires des pleurs incessants, combien de temps allait-il tenir sans devenir fou ? Il n'entendait ni les lamentations de sa femme ni la voix attristé de son élève qui n'attendait que lui pour commencer à écrire sur cette partition vierge. Sa respiration s'accélérait. Il lui fallait trouver quelque chose. Puis une fine mélodie se faufila à l'intérieur de lui. Triste, sombre. C'était ce qu'il lui fallait. Il leva sa tête et se mit sur ses pieds, chancelant à cause de cette maladie qui le conduisait inlassablement vers la mort.
« Je l'ai. »
Il se tourna un instant vers son élève :
« Süßmayr, écrivez. Lacrimosa. Les larmes. »
Il pivota et s'avança à l'autre bout de la pièce. Sa femme le regarda, inquiète, mais lui ne fit rien de plus que de la fixer de ses yeux tristes. Il poursuivit.
« Ré mineur première mesure: fa, do dièse, ré. Deuxième mesure, l'entrée du thème. Legato. »
Sa tête tournait, il avait de plus en plus de mal à respirer. Il chancela une nouvelle fois, mais sans se décourager, il continua.
« La fa ré ré do... » chantonna-t-il doucement, la voix faible et emplie de douleur. « Troisième mesure, enfin l'espoir... »
Il manqua de tomber une troisième fois mais se rattrapa de justesse à un mur. Constance accourut vers lui et l'aida à se relever. Il ne parvint à articuler qu'un faible « merci ».
« La montée des chœurs. Si et do naturels, tons par tons. L'inaccessible... »
Sa vue commençait à se brouiller. La peur se joignit à lui, bonne amie qu'il n'avait plus revue depuis longtemps. Il respirait fort et rapidement. Une respiration qui sifflait à ses oreilles et le terrifiait.
« Ma musique dépassera les cieux... La lumière...
- Maître..."
La voix de Süßmayr résonna à ses oreilles. Elle était emplie d'une vive douleur. Mozart regarda son élève ; l'idée de ne plus le revoir, les revoir tous, c'était insupportable. Il se rappelait les dernières douleurs, les moqueries du comte Rosenberg et de la cour... Ils allaient tous voir... Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien, la souffrance l'engloba comme la mère qui protège son enfant et sa respiration cessa. Ses jambes faiblirent et alors qu'il s'effondrait, il ne put dire qu'un seul mot.
« Constance... »
Elle le vit tomber à même le sol et courut vers lui. Les larmes s'échappèrent de ses yeux en le voyant dans cet état, lui, son tendre mari qui jusque là avait su triompher de tous les obstacles... Il ne peut pas partir, c'est impossible !
« Wolfgang... Wolfgang ! »
Avec Süßmayr, elle le releva. Le compositeur regarda sa femme, les yeux emplis d'une infinie tristesse, semblant s'excuser. Elle l'allongea délicatement sur le lit, le tenant par la main, voulant être sûre de ne pas le perdre. Le compositeur regarda ceux qui l'accompagnaient vers l'au delà et les larmes ruisselèrent le long de ses joues. La pièce était plongée dans un silence de plomb. Seules se faisaient entendre les respirations rauques de Wolfgang Amadeus Mozart.
Constance l'observa, si seul, si triste... Refusant de le voir ainsi, elle le prit dans ses bras et posa délicatement ses lèvres sur sa joue. Le compositeur se calma et lui prit la main. Sa respiration ralentit, ses yeux s'ouvrirent. Pas maintenant. Mais il avait si peur... peur d'être seul. Il essaya de se relever, la main tendue vers la table de chevet, mais il était à bout de force. Il ne vit ni n'entendit l'individu qui avait poussé la porte, et à qui sa femme demanda, d'une voix brisée par les larmes :
« Que faites-vous là ? »
Ses sanglots redoublèrent.
« Qui vous a permis d'entrer? »
L'homme la salua brièvement sans oser la regarder, ou regarder Mozart. D'un ton empli de tristesse, de désarroi et de regrets, il souffla :
« J'ai appris pour la maladie de votre mari. »
Il croisa son regard, puis détourna les yeux, honteux. Il rajouta :
« Je voulais vous proposer mon aide.
- Non monsieur, rien. lui répondit sèchement Constance, la voix vacillante. Après tout le mal que vous nous avez fait... rien.»
Le compositeur mourant ne revint à lui que lorsqu'il perçut le timbre de sa femme, rongée par le désespoir. Tant bien que mal, il se leva.
« Ah ! C'est vous... Salieri ! Comment allez-vous ? parvint-il à articuler. »
Ces phrases pénétrèrent en Salieri comme un couteau dans son cœur. Des paroles si naturelles malgré sa maladie et le mal qu'il lui avait fait... Il ne pouvait être pardonné, il le savait. Mais ce regard... C'était si douloureux...
« Wolfgang repose toi, reste couché. » Articula doucement sa femme qui essayait de l'allonger, avant de s'adresser au nouveau venu. « Partez, partez je vous en supplie ! » Ses derniers mots finirent noyés sous les sanglots. Elle pleurait, sentant la fin, face à l'homme qui les avait conduit à tant de malheur. « Vous voyez bien que ce n'est pas le moment...
- Salieri ! »
Tous se turent. Le compositeur italien sentit sa respiration s'accélérer. Les mots de Wolfgang lui avaient de nouveau causés une vive douleur. Comment pouvait-il lui adresser la parole ? Pourquoi le faire ? Mozart s'approcha de son rival, vacillant mais fort au plus profond de lui, le regard plongé dans ses yeux.
« Vous savez, Salieri... Je ne parviendrai jamais à terminer mon requiem, souffla-t-il.
- Mais si Mozart... vous guérirez.
- Non mon ami. La mort est là.
- Wolfgang, ne dis pas ça, murmura Constance. Tu vas nous porter malheur ! cria-t-elle. Je vais chercher le médecin...
- Non, Constance ! s'exclama-t-il la voix noyée dans les sanglots. Non... ça ne sert plus à rien. Je veux seulement voir... Süßmayr. C'est lui qui doit finir le requiem. Va, sur la table il y a tout ce qu'il faut, les notes les esquisses, allez va, va maintenant, va. »
Cette dernière s'indigna mais n'osa pas le repousser lorsqu'il tenta de l'éloigner.
« Wolfgang... Je t'en supplie... »
Il chancela de nouveau et Salieri le rattrapa de justesse.
« Mozart... écoutez votre femme, allez vous recoucher. »
Il se débattit alors et se libéra de ces bras qui le tenaient.
Le compositeur italien luttait de toutes ses forces pour ne pas pleurer devant Constance et Süßmayr. Hélas, celui-ci s'était levé et avait aperçut une petite larme couler sur ses joues.
« Allez vous-en, maugréa Salieri lorsqu'il croisa son regard. »
L'élève sortit. Alors que Constance, dos à lui, refaisait le lit, Mozart s'effondra de nouveau, et résonna cette fois-ci un autre cri.
« Non ! »
Salieri ne pouvait plus retenir sa peine. Le mot était sorti tout seul alors qu'il s'élançait à la rescousse de son ancien rival. Wolfgang ne bougeait plus. Les larmes coulèrent alors abondamment sur le visage de l'italien qui laissa échapper un cri de douleur et de détresse.
« Mozart... Mozart ! Vous m'entendez ? Répondez-moi ! Je vous en prie... Mozart !
- Que s'est-il passé ? s'exclama Constance qui s'était retournée en entendant les cris.
- Répondez-moi, Mozart, je vous en supplie... Je ne veux pas vous perdre. »
Il lui prit délicatement la main et l'approcha de sa tête. Il sentit alors au creux de ses doigts, un léger battement.
« Il est en vie ! cria-t-il plus pour se rassurer lui même que pour rassurer Constance. »
Celle-ci plaqua ses mains sur sa bouche, surprise d'un tel miracle. Oubliant leurs différends, Salieri et Constance portèrent le malade, heureusement léger, en direction de son lit. Ils l'allongèrent doucement. Il semblait... si calme et reposé, loin des tourments de Vienne. Etait-ce la fin ? Non, ce n'était pas possible, pas maintenant ! Mozart devait vivre, ce n'était pas lui qui méritait la mort. Pas ce petit enfant, toujours empli de joie de vivre et de pardon. Pas ce génie, dont les morceaux si joliment écrits touchaient l'italien au plus profond de lui même. C'était comme si cette musique en savait plus sur lui que quiconque. Salieri approcha sa main de ce génie, de cet enfant et lui caressa délicatement les cheveux. Ils étaient si beaux... On posa soudain la main sur l'épaule du compositeur italien, et celui-ci se retourna et s'éloigna. Il détestait tout contact physique. Il avait, l'espace d'un instant, oublié la présence de Constance. Elle le regarda bizarrement, surprise de sa réaction.
« Salieri.
- Oui madame ? fit-il gêné, triste et honteux."
Elle ne répondit rien, semblant chercher ses mots. Salieri en avait-il trop dit ? Il se sentait terriblement mal. Voyant qu'elle ne disait rien, il se dit alors qu'il devait partir. Il en avait trop fait, en avait trop dit et n'avait rien à faire là. Il était le seul coupable et ne méritait pas de rester plus longtemps ici.
"Madame, je pars."
Constance ne dit rien. C'était sûrement ce qu'elle voulait : que l'homme qui avait ruiné leurs vies, à elle et son mari, parte. L'italien se retourna alors et marcha d'un pas rapide vers la porte, souhaitant de tout son être qu'elle ne lui adresse pas la parole. Il ne le méritait pas. Il ne méritait rien. Pas même de la pitié. Toutefois, il avait l'impression de trahir une nouvelle fois l'homme qu'il aimait. Il paraissait paisible, allongé dans son lit, mais peut-être était-ce déjà trop tard. Peut-être Salieri avait-il achevé Mozart. Il chassa cette idée de son esprit. Elle était trop douloureuse. Mais à chaque pas, à chaque fois qu'il se rapprochait de la porte, il se rappelait le souffle rauque du compositeur, si près de l'au delà. Partir. Il devait partir. Il y était presque et tendit la main vers la poignée.
"Vous l'aimez, n'est-ce pas ?"
Le compositeur Antonio Salieri se figea. Il ne dit rien pendant plusieurs secondes. Il ne bougeait pas, de nouveau en proie à une vive douleur. Que répondre ?
"Madame, il faut que j'y aille. Je dois y aller."
Sans attendre de réponses, il posa ses doigts sur la poignée ; il hésita une demi-seconde avant de la tourner et de disparaître.

D'habitude, Antonio rentrait chez lui à pied, dans la mesure du possible, évitant toutefois les foules et les endroits trop fréquentés. Avant l'arrivée de Mozart, il se promenait une fois les répétitions finies, sous un beau soleil, généralement de bonne humeur. Vienne était alors en pleine activité : les habitants discutaient, les enfants riaient, les marchants criaient , et la ville rayonnait de bonheur. Il avait l'habitude des bruits de pas, des sabots des chevaux qui trottaient et tiraient les voitures des nobles.
Cette fois-ci tout était différent.
Les gens parlaient vraiment fort, les enfants criaient, les marchands s'époumonaient les sabots martelaient violemment les pavés le soleil l'aveuglait la rue entière hurlait ; ça lui était insupportable et il accéléra le pas afin d'échapper à toute cette agitation qui lui vrillait les tympans. Il sentait en lui remonter cette vieille amie, qui l'accompagnait depuis son enfance. Cette angoisse qui le torturait encore et encore et dont il voulait tant se séparer, il aurait tellement voulu la chasser. Mais la scène qu'il avait vécu à l'instant le hantait. Il revivait la musique du compositeur, il entendait encore le salut jovial de son ancien rival, et il revoyait toujours les effondrements de Wolfgang Amadeus Mozart. Son tempo intérieur augmentait : ses tremblements sa respiration les battements de son coeur ses pas il courait maintenant, tentant d'échapper à ses démons intérieurs. Il voulait leur crier de le laisser tranquille, mais ils revenaient, encore plus nombreux et rapidement ce fut trop. Antonio Salieri se rattrapa de justesse au mur d'une maison. Les passants le regardaient et le compositeur ne sut dire si c'était de pitié ou de moquerie. Quelle honte d'être vu ainsi en public. Quelle honte d'avoir détruit la vie d'un jeune compositeur qui n'avait jamais rien demandé ! Il pria les gens de partir, il s'assit sur les marches de la petite maison où il s'était rattrapé, et il y attendit des minutes qui lui semblèrent être des heures. Il ne parvint à se calmer qu'un peu. Mais rester là n'était pas une bonne idée, et il partit. Il lui fallut une concentration immense pour parvenir à rester normal aux yeux des viennois. Il avait presque réussi, lorsque les mots de Mozart revinrent dans sa tête, comme si le compositeur lui même voulait le hanter. L'angoisse et les terreurs revinrent à nouveaux et au fur et à mesure qu'il se rapprochait de chez lui, cela redevenait insupportable. Il finit par courir à en perdre haleine le long de la rue où se trouvait sa maison, poussa la porte violemment et entra dans la salle à manger où il s'effondra sur le tapis, épuisé, et terrifié.

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