33. Il me reviendra

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La reine Arcana s'ennuyait.

Elle passait parfois des après-midi entières dans sa salle d'audience, assise sur le trône royal, à caresser la fourrure de son manteau, à contempler la neige tombant sur le parc au dehors, sur les cyprès et le gravier. Elle réfléchissait aux problèmes de l'État. Elle pensait à Ivan. Elle songeait au devenir de Lazarus, à l'Omnimonde, à l'Armada Secunda. Mais ces réflexions ne la menaient à rien, tout juste à la neige qui s'accumulait sur les pavés.

Les deux cent pendus de la veille, des adeptes d'Hélios supposés, des traîtres au sein de Kariev, avaient gelé aux branches des arbres comme des fruits hors saison. La neige s'accumulait sur eux comme pour les faire disparaître, pour effacer les traces de la violence exercée par la reine Arcana au nom de Kaldor et de leur combat.

« Un mot, votre Altesse.

— Dragomir Bokariov. Malgré vos parfums, il règne toujours dans vos pas une odeur de conspiration.

— C'est donc que je suis un bon ministre, votre Altesse. Pardonnez-moi de vous déranger. C'est une nouvelle que vous serez heureuse d'apprendre. Par un tour de force à peine croyable, le Grand Ivan s'est rendu maître de Mjöllnir, le vaisseau fantôme inusité depuis deux mille ans, que l'amirauté gardait jalousement sous le secret. Certaines voix sont en train de diffuser cette histoire... il suffit d'un exploit pour faire un personnage, votre Altesse, et Ivan a trouvé le sien. Vous pouvez être fière de votre fiancé. Il s'est attiré l'admiration de toute la flotte, ce qui n'était pas une mince affaire, y compris de mon cousin, l'amiral Bokariov.

— Merci, Dragomir. Merci pour votre sollicitude. Et pour la médiatisation de cette affaire. Au nom de Kaldor, vous avez toute ma gratitude.

— Sur ce, votre Altesse, permettez-moi de prendre congé.

— Allez, Dragomir, avec la bénédiction de Kaldor. »

Quand son regard revint au parc du palais, elle ne revit pas les pendus. On les avait déjà décrochés ; les cris des corbeaux affamés étaient, aux oreilles de la Cour, plus insupportables que ceux des condamnés à mort.

« Bouffon, où es-tu ? »

Arcana se leva de son trône. La salle, grande et vide comme son cœur, était éclairée par trois lustres de trente-trois feux, en souvenir des neuf cent quatre-vingt dix-neuf sages que Kaldor avait envoyé de par l'univers pour venir en aide aux conscients – et dont faisait partie la lignée des rois vampires de Lazarus. Elle contempla son reflet dans les dalles de marbre, polies chaque jour par les servants du palais.

« Bouffon, viens à moi, je m'ennuie. »

Arcana savait que le bouffon de la reine ne répondait qu'au troisième appel. Car bien qu'il ne fût qu'un humain difforme, la légende lui prêtait une ascendance démoniaque ; il aurait été vaincu une fois par un roi de la lignée, enfermé dans un corps de servant, et depuis forcé à divertir la Cour, par punition.

« Bouffon, viens.

— Je suis là, votre Altesse. »

Son visage était si embrouillé qu'on ne pouvait y lire aucun âge ; Arcana l'avait toujours connu ainsi. Il avait le nez plat, un œil plus petit que l'autre, comme enfoncé dans son orbite ; la mâchoire tordue, incapable de se fermer. Boiteux, il se déplaçait pourtant avec une agilité et une discrétion surprenantes ; aucun recoin du palais n'était à l'abri de son oreille attentive ; mais le bouffon ne répondait qu'à la reine seule.

Arcana avait toujours compris que le bouffon était indispensable à la Cour. Car il ne faisait pas que divertir les nobles par ses histoires drôles et ses mimes. Il se moquait d'eux ; il leur renvoyait au visage leur propre bouffonnerie. Car le bouffon n'était pas drôle lui-même : il tirait tout de leur vanité, de leur avarice, de leur fatuité. Il leur montrait que leur vie était une farce et les forçait à rire de cette farce.

Arcana ne savait plus rire. Ce n'est pas une qualité essentielle chez une reine ; faire semblant lui suffisait. Elle ne se servait plus du bouffon que comme un espion et un haruspice ; il savait tout et parlait vrai, mais par énigmes.

« Bouffon, dis-moi, qui est la plus belle en ce royaume ?

— Nulle n'est plus belle que vous, votre Altesse.

— Ivan m'aime-t-il ?

— Le Grand Ivan éprouve de puissants sentiments pour vous, votre Altesse.

— Va-t-il gagner la guerre ?

— Seuls les dieux le savent, votre Altesse.

— Va-t-il mourir à la guerre ?

— Je ne l'ai pas vu, votre Altesse.

— Quelque chose te trouble. Je le sens. Dis-moi.

— Souvenez-vous du grand Ulysse. Après dix ans de guerre, après dix ans de voyage, on prétend qu'il revint en son île natale... par la barbe de Kaldor, cela n'arriva point ! Le grand Ulysse avait changé. Les dix premières années avaient fait de lui un guerrier solitaire, les dix suivantes un voyageur infatigable. L'histoire a été réécrite. On se refuse à penser qu'un homme de si haute lignée, ayant d'aussi grands accomplissements que la prise de Troie, abandonne sa famille et se fasse mercenaire.

— Ivan me reviendra, affirma la reine.

— Espérons-le, Altesse. »

Arcana allait faire un geste pour le renvoyer, elle se ravisa.

« Dis-moi, bouffon, connais-tu cette histoire d'une femme qui reviendrait tous les cent ans pour tuer les despotes ?

— C'est une très vieille histoire, Altesse. Je peux même vous conter quelques-unes de ses incarnations supposées.

— C'est inutile. Dis-moi, une telle femme est-elle née sur Lazarus ?

— Nulle femme sur Lazarus n'a jamais porté son nom. »

Le bouffon fit ce qui s'apparentait à un sourire. Ses grosses dents étaient aussi noires que s'il se nourrissait de suie.

« Votre père, le roi, voyait cette femme en rêve. Il fit passer un décret qui interdisait aux familles de donner ce nom à leur descendance. Un autre pour l'interdire de prononcer en public ; ce fut un délit encore plus grave que le blasphème.

— Je vois que tu t'y conformes ; car tu blasphèmes Kaldor, mais tu ne dis pas ce nom.

— Nous avons un peu tous oublié ce nom, maintenant, votre Altesse.

— Mais pas toi. Tu t'en souviens.

— Ma mémoire est fragile, votre Altesse. »

Elle savait qu'il se moquait d'elle. Le bouffon se riait toujours d'elle ; il était le seul à avoir ce droit.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant