Adrian fit ralentir la navette ; le Reine Arcana cessa de croître. N'émettant aucune autre lumière que les reflets d'une étoile sur son métal, il ressemblait au cadavre blanchi d'un cétacé tombé sur la plaine océanique.
À cent mètres du contact avec le sas, alors qu'Adrian réglait manuellement l'angle de leur tangente au vaisseau vampire, pour la première fois depuis la mort de Kaldor, les dieux décidèrent de contacter l'Armada Secunda.
Au début, Ek'tan pensa à une défaillance dans l'atmosphère de la navette, car sa vision s'embrumait de rouge et qu'une odeur persistante de brûlé remontait dans ses narines. Le Reine Arcana disparut derrière des étincellements lumineux ; elle tendit la main vers les contrôles, mais l'habitacle de la navette avait été comme dissous par ces remontées de poussière.
« Adrian ? Sahir ? »
Ek'tan détacha les sangles de son siège. Elle s'envola dans l'espace. Elle respirait encore, mais à chaque seconde, elle ressentait comme une secousse dans son corps. Le vide se refermait sur elle par à-coups, comme la banquise emprisonnant un navire, jusqu'à en briser la coque fragile.
Rems lui apparut alors.
Orpheline, Ek'tan n'avait pas d'autre mère, pas d'autre famille vers laquelle retourner ; pas d'autre attache de sa loyauté. Seule dans un environnement hostile, il lui parut naturel que Rems vienne à son secours. Elle baigna son regard dans le fond indigo de son océan, dans les griffures vertes de ses archipels et rencontra les yeux blancs et ronds de ses tempêtes tropicales.
Une vague de chaleur frappa son dos, comme si le faisceau d'un phare se tournait brusquement dans sa direction ; Rems brilla de mille feux telle une nouvelle étoile. Ses nuages se teintèrent d'orange ; des fumerolles de vapeur prodigieuses montèrent de ses océans et des étincelles rouges se mirent à grossir sur ses îles.
Les habitants de l'île d'Ek'tan étaient un jour venus en aide à une île voisine, plus petite, ravagée par un incendie. À leur retour, ils avaient raconté que le feu était inarrêtable. La tribu locale s'était réfugiée sur la plage pour échapper à sa voracité ; les pieds dans l'eau, ils avaient la tête tournée vers le feu, impavides, immobiles. Car le feu, après avoir brûlé leurs maisons jusqu'à leurs fondations, avait porté jusque dans leurs âmes. Ils ne désiraient plus rien, ils n'étaient plus étourdis de colère ni de chagrin ; ils n'avaient plus peur pour leur vie ; ils ne se savaient pas vivants.
Essayez d'être résiliente, avait proposé Adrian.
Rems brûlait ; Ek'tan était dans la même situation que ces hommes autrefois. Le feu était entré dans son cœur.
Une onde provenant de l'espace dégagea une partie de l'atmosphère, comme si l'on soufflait sur elle, emportant une poussière de roches calcinées. L'eau à l'état liquide n'existait plus sur Rems. La vie avait été réduite en carbone. Tout était perdu ; mais Ek'tan ne ressentait plus rien. La société humaine ayant été anéantie, ces sentiments n'auraient plus aucun sens.
Rems se déplaça sur son orbite ; son étoile avait gagné une jumelle, plus petite, mais plus agitée, parcourues de frissons dont chacun éjectait dans l'espace des millions de tonnes de plasma ionisant. La moindre de ces soubresauts envoyait une vague mortelle de radiations.
« Bienvenue dans votre sombre avenir. »
En apesanteur, Ek'tan n'avait aucun référentiel de mouvement – elle ne se sentit pas tomber ; mais quelque chose heurta ses pieds et elle demeura debout sur une surface blanche et lisse, comme un coquillage géant. La lumière du second soleil se heurtait à cette coque, faisant naître à sa surface des mirages magmatiques.
Elle aperçut d'autres copies de l'Indra, assez proches pour en deviner les contours, et au-delà, des milliers de points lumineux. Plus de vaisseaux que Rems n'en avait encore construits !
« Ou radieux, peut-être. »
Un homme la rejoignit sur le dos de cette raie gigantesque. Il se déplaçait dans le rêve avec aisance, comme s'il en faisait partie. Ses bottes de cuir et sa cape étaient usés ; il semblait usé lui-même, son regard clair absorbé par la quête de l'insaisissable.
« Je suis Christophe. Vous êtes l'amirale Ek'tan. »
Il n'avait pas peur d'échouer, comme elle, car la guerre contre Hélios n'était qu'une étape secondaire sur son périple.
« On ne peut plus faire un pas dans la Noosphère sans prendre de tels cauchemars en pleine face. N'y prêtez pas attention. Je vous apporte un message de Shani. Il vous attend à Stella Realis ; c'est dans ce système qu'aura lieu votre bataille.
— Avez-vous réuni tous les dieux de l'Omnimonde ?
— On peut dire ça ! Nous ne sommes que trois, en comptant l'ex-médiateur de Kaldor, et en me comptant moi. Et vous, avez-vous rassemblé l'Armada ? »
Lisant ses pensées sans effort, il ne la laissa pas parler.
« Maigre collecte ! Mais vous avez fait de votre mieux. Notre destin se joue bientôt. Non, vous n'aurez pas le temps de revenir à Rems. Et Rems n'aura pas le temps de vous envoyer ses renforts. Realis sera la prochaine étape de votre voyage.
— Les Lazaréens... leur avez-vous dit ?
— Les vampires se félicitent de voir le combat se préciser. »
L'homme releva la tête, comme s'il voyait quelque chose d'autre.
« Je dois partir. Je recherche quelqu'un, je pensais... mais ce n'est pas vous, ni la reine Arcana, ni le grand Ivan, ni personne dans cette flotte. Je n'ai trouvé aucune Aléane. C'est peut-être le signe que nous sommes perdus. »
Une nouvelle bourrasque s'abattit sur la flotte remsienne ; les vaisseaux éclatèrent en brisures calcaires, comme des coquillages fracassés sur la grève. Ek'tan fut arrachée à son rêve, remise en place dans son siège ; elle serra les poings à se briser les os.
Adrian avait la main suspendue au-dessus d'une des touches de l'écran de contrôle tactile.
« J'ai l'impression que je viens d'avoir une vision.
— J'ai revu Rems, dit Sahir.
— Et moi, la Terre.
— Une vision, c'est une vision. Trois visions, c'est un message » conclut l'alchimiste avec son bon sens habituel.
La vitesse relative de la navette par rapport au Reine Arcana tomba à zéro. Sur une centaine de mètres, le flanc du vaisseau vampire était couvert de bras articulés, comme les pattes d'un crustacé. Plusieurs d'entre eux se déplièrent, pourvus de patins magnétiques, mais ils cognèrent contre la coque composite de la navette sans s'y attacher. Les vampires essayèrent ensuite des grappins à ventouses, dont les câbles ressemblaient à des filaments de méduse.
« Nous sommes accrochés, annonça Adrian. Maintenant, c'est le moment de la sortie dans l'espace. Gary, assurez-vous de ne pas vomir dans votre casque, ce serait du plus mauvais effet. »
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasyKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...