Le ciel dans la fenêtre, Jacques Chardonne, 1959

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Jean d'Ormesson et Jacques Chardonne, que dans leur fleur je ne puis comparer pour ne les avoir pas lus jeunes, dans leur grand âge me révèlent une similitude de style édifiante car m'incitant à une prévention personnelle, à une surveillance de ma prose. Ils mettent en garde contre l'écrivain-vieillard, vivant sur des restes sûrs, garanti d'un public indulgent et amical, n'osant plus sortir de ses scies, acharné surtout à rendre encore un petit enseignement ultime, obstiné décidément à cette marotte d'écrire comme une routine mécanique, ne livrant pour cela que des morceaux courts dont les transitions mauvaises devraient passer pour de l'audace mais dénotent quelque abruption de l'esprit devenu pesant et alenti d'oublis involontaires – on y sent un déclin jusque dans la volonté farouche de ne pas déchoir et, pour cela, d'assurer autant que possible une manière étale qui affecte pour excuses la paix et la sagesse, la tranquillité d'âme, comme si la grandeur s'accordait avec la douceur. Il n'a plus grand-chose à dire, des fragments seuls, des pensées-retours qui sont au mieux des compléments de livres déjà publiés et au pire des fugacités erratiques sans beaucoup de substance, tout se déconstruisant dans une variété de l'évanescence qui n'avoue guère ses faiblesses, il y manque une cohésion et un génie qu'on ne distingue qu'en spectre, qu'on pressent dans un avènement passé, qu'une pitié douloureuse nous retient de considérer pour ce qu'elle est : un paysage en ruines – mais les ruines ont souvent une espèce de beauté qui « prend ».

Moi, je suis un critique impitoyablement objectif.

Il faut probablement lire Chardonne dont les vestiges expriment les relents nobles d'une société remarquable – Jean Rostand en dresse un éloge superbe et d'une sincérité patente en préface de mon édition, éloge que je soupçonne d'avoir été écrit au moins quinze ans plus tôt, sans parvenir toutefois à le prouver –, mais pas celui-ci dont l'inconsistance, quoique marquée d'une patte persistante d'auteur, marque manifestement une fin que d'autres qualifieraient de vénérable. On y devine un abandon et une tendresse, une discrétion même, que d'aucuns, pour se rassurer, estimeraient un recul, mais qui n'est qu'un progressif effacement des forces vitales, le regard devenant flou, la réflexion s'atténuant, un rêve atone prenant possession de soi au seuil de l'hébétude, le présent se mêlant à la mémoire. On ne résiste plus alors, gagné par des souvenirs qui deviennent tout ce qu'on peut raconter, l'imagination n'étant plus activement efficace à conquérir des terres nouvelles, à puiser au néant de l'esprit des figures pittoresques, formes et couleurs qui tranchent – et tout devient pâle, lointain, mouvant inexorablement, ce que l'écriture décèle. Même le partage s'éloigne dans une manière de débâcle, de renoncement, les lapalissades prennent de plus en plus la place, quoiqu'ornées des empreintes persistantes d'une façon, et on ne nourrit plus qu'une sorte d'antienne sur la vieillesse et les leçons épuisées de l'existence, manière de se figurer qu'on a encore quelque chose à transmettre, que ce jeu de l'écrit qui est tout ce qu'on connaît conserve une vertu et une nécessité, mais dont la matière pourtant sépare de la fougue, de la verve, de la faconde, du panache, de la truculence, en somme de la verte couleur de la précocité : tout disparaît.

Et cela m'a permis de songer que je voudrais, moi, quand je serai vieux, m'empêcher d'écrire avant de ne plus savoir parler que du temps qui fuit, en ressassements qui agréeront au badaud proverbial. Je veux, perpétuellement et à jamais, écrire pour les vivants effrénés ; je ne veux pas de livres d'outre-tombe, ces fantômes me dégoûtent, je méprise les morts qui flattent les anciens pour correspondre aux mœurs superficiellement respectueuses de l'époque. J'aspire à impressionner toujours d'une frappe inédite ou profonde. Si ma littérature cesse de donner des coups, si c'est moi qui désormais œuvre toujours comme sous la commotion, je souhaiterais m'en apercevoir un peu et ne pas maintenir l'inertie d'une coutume d'écrire qui, avec si peu d'ambition, ne vaut ni plus ni moins que de remplir une grille de mots croisés. J'exagère un peu, ici, pour Chardonne qui mérite mieux qu'un cruciverbiste, je ne veux pas l'accabler, l'âge a posé sur lui son empreinte, l'a oblitéré, comme délavé sans doute. J'espère qu'à sa place je saurais, après quelque alerte, redonner du sang vif à mon style et à mes idées.

J'ai trouvé pour moi la leçon que Chardonne s'est refusé à expliciter : toujours examiner avec sévérité la vitalité de ce qu'on écrit.


À suivre : Évasion, Whitmer.


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« Pourtant, à Crans, une nouvelle m'attriste. La Suisse s'est préservée de la guerre ; elle s'est conservée quand les autres nations se détruisaient elles-mêmes et en cherchaient d'autres pour en finir plus vite. Cela m'a fait de la peine d'apprendre que l'on veut construire des autoroutes dans ce pays du recueillement et de la sagesse. Le paysage du village de Chardonne sera rayé par ce trait infernal ; les vignes déracinées et les beaux vignerons. Quand on pourra traverser la Suisse en trois heures, il n'y aura plus de Suisse. Un jour, les hommes auront de grands moyens mais n'auront plus de but. Le vide est au bout de toutes ces routes de vitesse. » (page 52)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant