Chapitre 1: La dette

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Le jour illuminait de sa pâle lueur l'atelier encombré. 

Au pied d'un tabouret, une cruche fêlée attendait de rejoindre les éléments disposés sur une table proche de la fenêtre : coupe emplie de fruits, verre en cristal, drap, crâne poussiéreux. Sur le chevalet, en face, l'esquisse de la nature morte attendait les couleurs du maître qui séchaient sur leur palette.

Dans un coin de la chambre, derrière une lourde tenture, on avait jeté une paillasse sur laquelle reposait un jeune homme profondément endormi. Un rayon vint caresser son visage, lui arrachant des grommellements indistincts. Avec une évidente mauvaise humeur, il se redressa, fourrageant dans ses cheveux épais. Sa longue chemise blanche était constellée de taches, reliefs des agapes de la veille.

D'un pas mal assuré, Il se dirigeât vers la seconde table accolée au mur du fond pour se saisir d'un pichet d'eau claire qu'il bu à long trait. Une fois sa soif étanchée, il se dirigea vers la fenêtre et ouvrit les persiennes. La lumière aveuglante frappa son visage, réveillant les élancements douloureux sous son crâne. Il attendit d'y être habitué pour se pencher par l' ouverture et contempler le spectacle qu'offrait le Campo San Lorenzo. Le va et vient des hommes élégants se rendant vers la plaza San Marco, les cris des porteurs d'eau et des vendeuses de pâtisseries emplissaient l'air ambiant. Le ciel de Venise, d'un bleu très pur, était strié que de quelques lambeaux de nuages.

Après avoir respiré l'air frais du matin, Michele se laissa choir sur l'une des deux chaises en paille qui meublaient la chambre, repensant à la veille. Il s'était rendu à une soirée de jeu au palais Foscari. Il avait joué et avait perdu face à un adversaire aussi masqué que redoutable. De ce qu'il était advenu ensuite, il n'avait nul souvenir. Une chose était sûre, il n'avait plus un ducat en poche. Il y avait bien eu quelques commandes de riches marchands, mais les avances avaient déjà été dilapidées par ses soins et les pertes de la veille le laissaient sans ressources. Bien décidé à ne pas se laisser mourir de faim, Michele enfila son pantalon noir, jeta négligemment sa chemise à travers la pièce et la troqua contre une autre, propre, que sa logeuse avait déposée dans un coin. La tête encore douloureuse, il se mit en quête de sa dernière veste portable, et s'apprêtait à sortir quand, en ouvrant la porte, un morceau de papier glissé sous le chambranle glissa jusqu'à ses pieds. Intrigué, il se saisit de la missive et pris connaissance de son contenu.

Une écriture soignée et déliée le recouvrait. Le message était le suivant :

« Retrouvez-moi ce soir comme convenu chez Mazegni, campo San Barnaba, sestiere de Dorsoduro, à 21 heure. R.»

Le jeune peintre secoua la tête. Son inconnu masqué lui donnait rendez-vous. Peut être avait-il blessé quelqu'un de grand ou lui devait-il des sommes importantes. Le seul moyen de le savoir, c'était encore de se rendre à ce mystérieux rendez-vous... Pour autant, le campo San Barnaba n'avait pas bonne réputation, et s'aventurer dans certains coins du Dorsoduro à la nuit tombée n'était pas recommandé. Mais mieux valait affronter cet homme que de laisser ses hommes de mains venir à lui...

Il descendit les marches menant au rez-de-chaussée et fit bonne figure en passant devant

son hôte, qui lui faisait souvent crédit.

— Madame Loretta, vous êtes toujours aussi belle ! Lui dit-il, en plantant un baiser sonore sur ses joues rebondies. La matrone rougit et Michele sortit de l'immeuble en riant.
Il aimait les femmes. Avec son visage de chérubin, ses yeux rieurs, ses cheveux d'un noir de jais et sa taille bien prise, il pouvait s'enorgueillir de quelques conquêtes dans la haute société, qui lui valaient, de temps en temps, monnaies sonnantes et trébuchantes.

Le jeune peintre était prometteur, ses maîtres de la scuola grande di San Rocco le lui avait assez répété : pour peu qu'il veuille suivre leurs académiques conseils, il s'élèverait bientôt au rang des artistes les plus en vue de la Sérénissime. Mais Michele préférait laisser parler son âme par ses pinceaux plutôt que de suivre les académismes. C'est pourquoi, faute d'être à la mode pour le moment, il peignait pour sa propre satisfaction. Il attendait toujours la grande commande, de l'église ou du Doge, qui ferait sa réputation et le sortirait de l'anonymat.

Il se rendit directement chez son protecteur, le signor Barrolo. Le brave homme n'avait pas

de fils et c'était entiché du jeune peintre, l'abritant sous son bras de riche marchand d'étoffe.

Il lui offrait généralement ses vêtements et, quand il était vraiment trop court, lui accordait

une petite bourse pour peu que Michele sache s'y prendre. Le signor ne fit pas exception cette fois-ci. Devant l'effroyable récit que Michele lui fit de l'attaque dont il avait été l'objet la veille, le long d'un petit canal, alors qu'il revenait des Zattere ou il avait passé la journée à peindre la

Giudecca, il lui fit don d'une bourse de 30 ducats, ainsi que d'une chemise et d'une veste neuve. Pour lui montrer sa reconnaissance, Michele accepta de prendre le déjeuner et un caffé avec lui, sous les arcades des Procuraties. Le signor Barrolo l'en remercia avec force effusions et les deux hommes se séparèrent en s'embrassant sous la magnifique Torre del Orologio, alors que les deux Maures sonnaient 15 heures. Michele promis de le tenir informé de l'éventuelle capture des canailles qui l'avaient sauvagement attaqué.

Il procéda à quelques emplettes, puis rentra directement chez lui. Par chance, il n'avait pas de paiement de loyer en retard ce mois-ci et pouvait donc conservé par devers lui les 25 ducats qui lui restait, au cas où, ce soir, il aurait affaire à un créancier difficile.

Vers 20 heures, après avoir passé la journée sur sa nature morte, Michele se changea, mais se garda bien de se vêtir de ses habits neufs. Quand on va dans un quartier de coupe jarrets, mieux vaut avoir l'air pauvre.

Traverser le Canal Grande à cette heure là relevait de l'exploit, mais Michele n'avait pas l'intention de se payer l'une des dispendieuses Gondola qui le sillonnaient. Le simple et efficace traghetto serait suffisant, pour passer du quartier de San Polo à celui de Dorsodur où se trouvait le campo San Barnaba. Les lumières des palazo se reflétaient dans l'eau profonde du canal, accueillant les gondoles noires et silencieuses qui déversaient sur leurs embarcadères cohorte de gens masqués et de dames élégantes se rendant à quelques soirées.

La Vénus dans le miroirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant