Si, comme je le pense, la philologie est une science, elle permet de distinguer ce que les amateurs ne peuvent voir, ainsi que de deviner ce qu'ils ne peuvent augurer. Conformément à ce que j'ai écrit par ailleurs, c'est l'apanage d'un professionnel de savoir et de prévoir. Aussi, pour ne pas indûment se vanter, il lui faut régulièrement faire la preuve de sa compétence. Voici donc :
Benjamin Whitmer est alcoolique.
Le succès subit qu'il rencontre va aggraver son mal.
Il essaiera d'écrire un livre supérieur en s'abstrayant de ses problèmes ; ce livre sera de toute évidence son apogée.
Après cela, il ne produira qu'une soupe populaire selon les mêmes ingrédients. Il se sera prouvé qu'il pouvait réussir une œuvre, et ambitionner de faire davantage lui communiquera le désir d'aller boire un verre plutôt que celui d'essayer. N'importe, ça se vendra quand même. Logiquement, des producteurs exigeront qu'on en fasse des films. C'est probablement même déjà acheté, si on y réfléchit.
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Je situe Whitmer au confluent de trois sources – mais il m'en manque sans doute, et je ne vais pas m'abandonner à la facilité d'écouter ce qu'il en est dans ses interviews. Il y a d'abord Edward Abbey avec surtout The Cowboy pour la dimension mystique et survivaliste – mais on me dira que c'était facile puisqu'un personnage du roman le cite, je l'avais pourtant reconnu avant la citation et je dirai comment. Il y a First Blood de David Morrell pour le contexte post-Viêtnam, le procédé de l'alternance de point de vue et la montée progressive et inéluctable du cataclysme. Et il y a Le Livre sans nom, publié en 2006 de manière anonyme et ayant connu de nombreuses suites, qui, dans ses excès de violence et son côté « cool », pourrait aussi bien avoir été écrit par Whitmer lui-même (d'ailleurs, je viens à l'instant de regarder sur Internet, et l'on peut s'étonner qu'un écrivain ayant eu tant de succès avec seulement trois livres – et j'ignore ce qui, dans chacun de ses livres s'ils sont comme celui-ci, peut nécessiter un travail de trois ans – dispose d'une page Wikipédia aussi courte... mais enfin, je n'ai pas procédé à une étude comparée et je n'affirme rien ; je ne vais certainement pas relire Le Livre sans nom pour vérifier cette théorie – ça ne m'intéresse pas. J'ajoute que je découvre seulement maintenant, je le jure, que son roman Pike est en cours d'adaptation cinématographique : il faut vraiment, pour en arriver à ce point de systématisme si prévisible, que les réalisateurs plébiscités de nos temps soient au plus bas de la créativité et de l'imagination humaines.).
Évasion, qui est certainement la traduction la plus littérale possible de Old Lonesome (c'est ce titre original, au fait, qui m'avait permis de me figurer la filiation avec Abbey ; c'était alors selon moi un hommage explicite que l'écrivain rendait à son prédécesseur, mais l'éditeur s'en moque, y compris comme ici quand c'est le même qui publie en France à la fois Abbey et Whitmer : ne vous offusquez pas vous-même, quand vous publierez par exemple un ouvrage à la mémoire de votre chien Médor, que vos traducteurs américains l'appellent Woofy, et que vous vous retrouviez à vanter les mérites d'un animal totalement inconnu ; c'est une question de commerce, et admettez une fois pour toutes que vous n'y connaissez rien !) – Évasion raconte l'échappée parmi le blizzard du Colorado de douze détenus drogués et dangereux, la plupart psychotiques forcenés, que poursuivent activement des dizaines de gardiens armés hors de toute proportion et sous amphétamines, la plupart psychotiques forcenés, dirigés par un directeur nourrissant une insurpassable mégalomanie rehaussée de narcissisme pervers, chef incontesté en matière de psychose forcenée, le tout situé dans une petite ville désespérée et miteuse que l'auteur voudrait nous représenter un symbole de médiocrité américaine et où maints habitants seront pris en otage, la plupart dépendants, détraqués, névrosés, et donc eux aussi psychotiques forcenés. Ce contexte, qu'on devine, ha ! mais évidemment fort réaliste, est uniquement un, ha ! mais très louable prétexte à des débauches de sang et à des répliques décisives, débauches qui ne présentent jamais l'avantage de rendre une couleur soigneuse et crédible, et répliques qui, comme toujours en littérature, vaudraient surtout comme impromptus si elles pouvaient en être pour de vrai (mais seul un amateur succomberait à cette illusion que ce qui est dit ou fait dans la fiction avec le plus de synchronicité équivaut strictement à une heureuse coïncidence ou à une superbe répartie dans la vie réelle !). Ces deux procédés, chairs sanguinolentes et verve stupéfiante, tout d'artifice, la critique complaisante les assimilera sans doute aux superficialités juvéniles et défoulantes, goûtées par les adolescents sans recul qui nous servent de journalistes, de par exemple Tarantino ou des frères Coen. On a donc, selon le programme exactement prévu, sa ration de cervelles giclées, de vulgarités vraiment très cow-boy, d'accidents et de dynamite, de pus issu de plaies invaginées et d'actes de tortures imaginatives : c'est conforme, il faut se résoudre à « valider », et l'enfant-lecteur, après sa bande dessinée de The Walking Dead et je ne sais quelle série sur des vikings surhumains mais quand même sympathiques, retrouve une variation de ses héros favoris de caricature, comme dans les Marvel qui figurent le parangon d'une littérature écervelée et divertissante, de l'essence de la littérature, de ce pour quoi de toute éternité elle est supposée être conçue, à savoir le jeu et les sensations. Il faut que ça épate. De l'action et des cris. Que ça en jette. Du visible abrutissant. Qu'on oublie toute pensée, cette réflexion qui encombre et qui nuit. En un mot, du sur-mesure pour notre époque d'épiderme.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
No FicciónDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.