Trop tard

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Elle court. Elle court le plus vite possible. Le plus loin possible. Elle donne toutes ses forces pour s'éloigner de cet endroit qu'elle hait. Elle donne tout et plus encore. D'amères larmes coulent à flot sur ses joues rougies. Son nez coule et elle mord ses lèvres pour ne pas hurler cette rage qui la dévore de l'intérieur. Elle prie pour qu'on la laisse aller là où personne ne lui fera plus de mal. Elle en a marre d'être le souffre douleur. Elle en a marre d'être invisible. Elle en a marre que ses parents la regardent de travers, parce qu'elle n'est pas celle qu'ils voulaient. Pas celle qu'ils croyaient. Alors elle court. Elle court. Encore et toujours. Elle court. Elle saute par-dessus les pierres plates le long de la rive. Elles les enjamberaient facilement, mais elle saute pour prendre plus d'élan. Elle s'y voit déjà, dans ce brouillard constant qui lui renvoie son reflet en miroir. Elle aime déjà. Elle court encore, elle court toujours. Dans sa tête, elle veut aller plus loin. Ce n'est pas assez, même si le courant va l'emporter. Elle court encore plus vite, car on l'appelle depuis la haie. Mais la haie est loin, la haie, elle ne peut pas la voir. La haie est derrière elle. Et tout ce qui va avec. La seule chose qu'elle veut, c'est épouser l'eau.

Il marche le long de la vieille voie ferrée. Il marche, les mains dans les poches, sans but. Il ne sait même pas où il va, mais il se dit que ça doit bien aller quelque part, une voie ferrée. Alors il la suit. Comme si c'était la seule chose intéressante qu'il avait à faire. Son casque vissé sur les oreilles. Il s'en fiche de toute façon, puisque plus aucun train ne passe ici depuis bien longtemps. Il ne regarde rien d'autre que ses pieds. Ses chaussures sont tellement usées qu'elles glissent sur la ferraille, et à plusieurs reprises, il tangue pour trouver l'équilibre. Puis il finit par s'immobiliser. Comment pourrait-il n'avoir qu'une once d'équilibre sur les rails, alors qu'il n'en a jamais eu un soupçon dans sa vie. Il se demande ce qu'il a fait, dans ses vies d'avant, pour avoir une vie si nulle cette fois-ci. Il s'assoit. Ça fait mal à ses jambes, d'avoir marché aussi longtemps. Il sort une cigarette, la regarde avec dégoût puis l'allume. Il n'aime pas forcément ça, mais la brûlure dans sa gorge soulage un peu sa peine, alors il la fume toute entière. Mais ça ne suffit pas. Donc il en sort une deuxième. La nicotine s'infiltre dans ses poumons, le faisant tousser un bon moment. Il déteste vraiment ça. Presque plus que lui-même, ce qui signifie qu'il n'aime vraiment pas cela, étant donné qu'il ne s'aime vraiment pas. Pourquoi s'aimer après tout ? C'est si facile de se délaisser soi-même, se dit-il en s'étirant. Il se relève, rabat sa capuche, car il a froid, et prend le chemin inverse, remontant la voie jusque chez lui, près de la gare. Enfin, c'est à quinze minutes de marche de la gare, chez lui, mais c'est juste à côté de son point de vue. Son téléphone vibre dans sa poche, mais il ne le sent pas. C'est son colocataire qui l'appelle. Il s'inquiète probablement, étant donné qu'il n'est pas rentré depuis six heures ce matin. Comme d'habitude, il lui laisse un message, le priant de revenir souper avec lui, ou tout au moins, de manger un bout sur le chemin du retour. Il hâte un peu le pas. Il n'est pas pressé de rentrer, mais il n'aime pas être seul dans les rues le soir. Même s'il aime la nuit. Mais pas le soir. Parce que le soir, entre chien et loup, les gens sortent et se promènent, les gens parlent et les gens le regardent. Et lui ne supporte pas les autres. Ils l'effraient, lui donnent la nausée et le malmènent. Il inspire profondément pour se calmer, quand il rejoint la ville et que les bruits de pas viennent à sa musique se mêler. Ses poings maigrichons se serrent dans les poches trop grandes de son sweat et il rentre la tête dans ses épaules. Il espère que ça suffira à le faire disparaître, comme s'il était invisible à présent. Il se dit qu'on doit le voir avec pitié, avec tristesse et même avec dégoût. Lui qui est pâle et maigre, lui qui ne peut parler sans bégayer, lui qui est si mal dans sa peau. Mais c'est la sienne, cette peau, alors il doit bien apprendre à faire avec. Il ferme les yeux un instant, pour oublier la douleur qui au cœur le prend. C'est rien, après tout, ce n'est qu'un rappel à lui-même, sur ce qu'il ressent.

Le Silence du ParcOù les histoires vivent. Découvrez maintenant