Magistral roman que La tache de Philip Roth (auteur que je croyais français parce que j'entendis un jour Alain Finkielkraut déclarer qu'il avait assisté à son enterrement), excellent, d'une admirable tenue, d'un art consommé, « virtuose » s'il ne s'agissait que de traduire une capacité technique, tout y transpire l'expérience artiste ainsi que la pensée supérieure appliquée au domaine de la fiction, preuve contre toute attente qu'il a existé des écrivains contemporains de qualité – mais j'aimerais décidément savoir comment il a accédé à la publication, je veux dire qu'il faut bien qu'au moins un éditeur l'ait lu : comment donc puisqu'ils se font un principe justement de ne pas lire les manuscrits neufs, principe que j'ai vu une nouvelle fois confirmé chez Jacques Chardonne dans Le ciel dans la fenêtre où il rapportait que Pierre-Victor Stock trouvait très sage apparemment, il y a cent ans déjà, de répéter que la règle pour un éditeur était « de lire les journaux et de n'accepter aucun manuscrit » ? Serait-ce encore l'objet d'un piston, avec, disons-le comme ça, de « sérieux appuis » ? Probablement, ou bien le système éditorial américain fonctionne différemment, c'est possible aussi...
Ce n'est qu'après avoir acheté le livre que je me suis aperçu que j'avais vu par miracle l'adaptation cinématographique avec Anthony Hopkins – et j'écris « par miracle » car c'est à peine si je regarde deux films par an. Je ne l'ai reconnu qu'après avoir vérifié, comme je le fais toujours, le titre original du roman : The human stain ; je me suis alors rappelé m'être interrogé sur celui assez piètre du film en version française : La couleur du mensonge (c'est mièvre et ça ne veut rien dire), le soupçonnant justement de constituer une mauvaise traduction, mais je n'imaginais pas encore qu'il était tiré d'un roman, et j'ignorais Philip Roth.
Dans ce livre, Coleman Silk est un professeur d'élite, d'une dignité impeccable, d'une austérité assumée, d'une supériorité incontestable, spécialiste de littérature antique dans une université américaine qu'il a réformée de fond en comble vers l'Exigence, y prenant un moment la place de doyen élu pour opérer une révolution qui s'est progressivement étendue à une partie de la ville, aux commerces notamment où une discipline contagieuse de probité et de sélection a conduit à l'amélioration notable de la qualité de tout ce qui s'y propose. Or, peu avant sa retraite, on l'accuse dans sa propreté, « on » c'est-à-dire principalement son administration : comme l'année scolaire avait débuté depuis six semaines, il a déclaré devant une classe, au moment de l'appel, que deux étudiants qui s'obstinaient à ne pas venir et qu'il n'avait par conséquent jamais vus étaient ce qu'on pourrait appeler des « spooks » – des spectres, des fantômes (que le traducteur a rendu par « zombies », on comprendra bientôt pourquoi). Seulement, « spooks », apparemment, est un terme dont une vieille acception signifie : « bougnoules » ou « bamboulas », et il s'est malheureusement trouvé que les deux élèves dont il s'agissait étaient noirs, ce que Silk ignorait évidemment, d'où procès d'intention (j'aurais pris le parti, moi, après réflexion, de traduire par : « trous noirs » ; « zombie » ne fait décidément pas naturel dans notre langue pour supposer un racisme familier). L'université entière, qui semble avoir oublié que Silk fut le premier doyen à embaucher un professeur noir, lui réclame des comptes, se livre à une enquête par un jeu d'opportunisme et de culpabilisation que chacun croit plutôt anodin ou nécessaire à valorisation pathétique, s'acharne contre lui en raison surtout de ses distances froides et de la dure franchise dont il a usé par le passé lorsqu'il augmenta le prestige de l'université en obligeant ses confrères à plus de travail, et cette chasse revêt pour lui un tel caractère d'outrage et d'indignation qu'il démissionne plutôt que d'endurer ces allégations calamiteuses dont l'ignominie ne lui paraît pas comme aux autres une stratégie provisoire. Et c'est alors au cœur de la polémique, dans la fièvre d'une fureur sourde qui l'emporte et l'incite au mépris total pour cette odieuse calomnie, que son épouse meurt d'une crise cardiaque, ce qui constituera pour lui à jamais un sujet de haine et de rancune : ce sont ces imbéciles, ces irresponsables, ces idiots ordinaires et bardés de compromissions nulles, qui ont tué sa femme et abîmé à jamais sa réputation – lui qui, par ailleurs, a surmonté bien des combats d'une toute autre ampleur au cours de son existence.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.