Droit d'asile

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Droits d'auteurs pour la photo: Créateur : Tiphaine Gosse -Droits d'auteur : Tiphaine Gosse


En ce début d'après-midi a lieu l'audience de mon petit protégé Drissa devant la Cour Nationale du Droit d'Asile. J'ai un peu outrepassé mon rôle, puisque j'ai lui acheté une chemise et un pantalon neufs. Je tenais à ce qu'il se présente sous son meilleur jour. Il a fière allure, il se tient droit comme un « i », ses mains posées sur la barre devant lui. Il fixe le juge sans sourciller à mesure que je présente son dossier.

Son regard farouche mais déterminé de petit animal blessé me touche plus que je ne veux l'admettre, il y a quelque chose d'indéfinissable dans les yeux noirs de ce jeune homme. Quelque chose qui me remue bien trop pour rester totalement neutre. Mais je m'interdis de le reconnaitre.

Je redoute le verdict du juge, mes nausées ont repris du terrain. Je n'ai pas le droit de laisser tomber Drissa, je devine tout l'espoir qu'il porte en moi et je ne veux pas le décevoir. Une fois encore, je me demande comment Neal peut gérer des cas plus lourds sans flancher. Il me semble impossible de ne pas y laisser une part de soi. Ou alors, suis-je une bien piètre avocate ?

Je doute de mes compétences. Cela m'arrive de plus en plus souvent en ce moment, et je déteste ces pensées. Je ne vois pas ce que je pourrais faire d'autre. Je suis née pour devenir avocate, je n'ai jamais eu l'ombre d'une incertitude jusqu'à présent, alors pourquoi maintenant, alors que cela fait trois ans que je bosse telle une acharnée ? Je ne saurai me l'expliquer. Une certaine fragilité a pris part en moi et semble grandir de jour en jour.

Je tente de refouler ce sentiment et me reconcentre sur le beau visage cuivré de Drissa. J'ai rapporté au juge les persécutions auxquelles mon demandeur d'asile était exposé dans le pays qu'il a fui. J'ai tenté de transcrire au mieux tout ce que Drissa a bien voulu me livrer. Je trouve ça terrifiant que l'on puisse encore de nos jours subir des violences à cause de notre orientation sexuelle.

Je pense avoir plutôt bien présenté son histoire. Pourtant, un quelque chose au fond de moi n'est pas en confiance. Je déteste ce type de sentiment. C'est comme un sixième sens. Je m'efforce d'écarter cette pensée. Tout ira bien, ça doit bien aller.

Ils sont plusieurs à passer devant la Cour aujourd'hui. Aussi, nous sommes priés d'attendre dans le couloir en attendant le délibéré. Drissa s'est assis sur le banc sans un mot et, les coudes sur ses genoux, se tient la tête entre les mains. Son œil au beurre noir est quasiment parti, il ne reste qu'un halo jaune cernant son regard.

Le temps parait suspendu, l'attente est longue. J'ai l'impression d'attendre le verdict comme s'il était mien, comme si ma propre vie était concernée. Amy, reprends toi, prend du recul ! Lorsque la porte se rouvre et que nous pouvons retourner dans la salle d'audience, je sens mon souffle se mettre en pause. Un coup d'œil à Drissa m'apprend qu'il a repris sa posture figée du début d'audience.

Le juge est une femme d'une cinquantaine d'année, elle fixe un par un les demandeurs devant elle et rend son verdict. Elle s'arrête enfin devant Drissa. Je vois les mots sortir de sa bouche, comme dans un film muet des années cinquante. Sans le son, je saisis chaque intention, il faut savoir décrypter les images.

C'est négatif, le jeune homme a un mois pour quitter l'Irlande. Ses yeux me fixent tel un chien fou et je sens l'air quitter mes poumons, j'ai envie de crier, mais je me retiens par respect pour lui. Déjà l'assistante sociale le prend par le bras pour le reconduire au centre d'accueil et la dernière image que j'ai de lui me cloue sur place. L'espoir semble avoir quitté chaque once de son corps.

Je reste là, les bras ballants, complètement terrassée. Mais que vient-il de se passer ? J'ai pourtant préparé un dossier béton, je ne comprends pas. Mes pieds semblent fixés au sol, et alors que tout le monde a déserté la salle d'audience depuis un moment, il semblerait que je sois incapable de bouger.

- Hum... Mademoiselle ?

Mes yeux hagards se posent sur la personne qui vient de me parler.

- Mademoiselle, il faut quitter la salle.

- Ah oui pardon...

Je sors sur le parvis, il pleuviote, c'est une journée grise typique d'un mois de novembre en l'Irlande. J'erre, trempée. Un passant me bouscule, ce qui semble me réveiller d'un coup. Je hèle un taxi, non loin et m'engouffre dedans. Mon cerveau semble ne pas assimiler ce qu'il vient de se passer, pourtant ce n'est pas la première audience que je perds ? Je donne l'adresse de mon domicile au chauffeur alors qu'on est encore en pleine journée et que mon bureau croule sous les dossiers en attente.

Lorsque je pénètre dans mon appartement, je suis trempée comme une soupe. Tant mieux, les larmes qui coulent sur mes joues passent ainsi inaperçues. Je ne sais même pas pourquoi je pleure, c'est incompréhensible. Il semblerait qu'une vanne ait lâchée car je ne peux m'arrêter.

Stumble passe entre mes jambes et je l'attrape, lovant sa chaleur douce contre mon visage. Je dois le serrer trop fort car il s'échappe. J'ai l'air d'une imbécile à pleurer comme ça. J'enlève tous mes vêtements mouillés et les balance à même le sol. Je me jette sur mon lit et m'enroule sous ma grosse couette en reniflant tel un bébé.

Mon téléphone portable vibre plusieurs fois dans l'après-midi : mon père, Neal, mon père à nouveau, mon père encore, Neal... Je ne prends aucun appel. Je veux la paix. Je finis par taper un texto pour mon frère « Malade, suis rentrée ».

Il fait nuit noire lorsque je me réveille, j'ai dû m'assoupir. En même temps, je suis complètement exténuée. Je dors plutôt bien habituellement, mais en ce moment, je cogite trop. Sur ma relation avec Joey, les yeux verts de Kylian, mon avenir. Sur les cas en cours, le Cabinet, sur ma vie en général. Je me secoue mentalement, ça suffit de s'apitoyer. Je me mets à rire telle une hystérique d'un coup tellement je me trouve pathétique. C'est Drissa qui doit quitter le pays et c'est moi qui m'effondre, ma pauvre fille, c'est du grand n'importe quoi !

Prise d'une impulsion subite, je fouille frénétiquement sous mon lit et trouve ce que je cherche ; ma boite de fusains et quelques feuilles vierges, vestiges de mon cours d'art. Les gestes, bien que maladroits au départ, retrouvent vite leurs réflexes et sous mes doigts naissent plusieurs esquisses. Un regard, puis une main tatouée.

Mon chaton essaye de sauter sur mes doigts à mesure que je dessine. Je le repousse en riant, un certain apaisement monte enfin en moi. Je pose le dernier trait de crayon à mon dessin et sans savoir pourquoi, je balance toutes mes feuilles en l'air. Je m'allonge et les regarde retomber en virevoltant autour de moi, Stumble essaye de les attraper en sautant.

Sur le sol froid et au milieu de mes dessins, je prends une résolution. Je dois me ressaisir, je ne peux pas laisser mes sentiments dicter ma vie comme ça, il faut que je m'endurcisse où je ne pourrais jamais progresser dans mon métier. Je ne pourrais jamais atteindre le niveau d'excellence de mon père et ça, il en est hors de question !

Prendre son envolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant