XXXIII. Passé fuyant

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Le silence envahit encore la clairière mais aucun de nous ne se décide à rentrer. Je ne sais pourquoi, mais je ne veux pas voir Peter, encore trop choquée par les révélations de Viktor. Ainsi, tout le monde portera les armes demain, qu'importe l'âge et l'expérience. Je m'étais étonnée de les voir si peu nombreux la première fois, ces Enfants d'un autre monde, mais je comprends à présent. Mais je n'ai pas envie de comprendre, je ne peux m'imaginer ces petits écartelés, massacrés par les lames cruelles des pirates. Pour eux, je le sais, je donnerai mes tripes, même si les liens qui nous unissent sont faibles et si récents qu'ils frémissent à chaque souffle.

- Je peux te poser une question ?

La voix du grand blond s'élève alors dans la nuit, discrète. Je ne réponds rien mais lui fais comprendre d'un geste qu'il peut.

- Que faisais-tu quand Peter est arrivé ?

- Comment ça ?

- Je traversais le Mur quand il s'est posé à côté de moi. Tilio était à l'hôpital et Taamira n'a jamais voulu en parler. Régis, le brun bouclé avec le pendentif d'argent, lui sautait d'un pont et n'est jamais atterri. Tu faisais quoi, toi ?

Mon coeur s'essouffle et je réfléchis. Etrangement, je dois rechercher profondément dans mes souvenirs pour rappeler à moi cet événement. Comme s'il s'effaçait lentement, dessin dans le sable balayé par les vagues.

- Je crois que c'était mon anniversaire. J'attendais dans mon lit, je me concentre en répondant.

- Toi aussi, ça commence à devenir flou ? Tu devrais le noter. C'est ce qu'on a tous fait. Ou un objet nous rappelle nos origines.

- Je croyais qu'on voulait les oublier ? Que c'était aussi pour cela que nous venions ici...

Viktor prend une grande inspiration.

- Certains oui. Pour d'autres, oublier qui nous sommes fait partie du contrat. Ne pas grandir, oublier ce que nous étions un jour. Mais c'est pas cela que je voulais te demander.

Autour de nous, les bruits des forêts chuchotent des litanies sans fin, qui emplissent mes oreilles d'une mélodie douce. L'aventure jaillit des étoiles mais les mots de Viktor m'inquiètent. Ils soulèvent une question que je ne me posais pas, ils ravivent des interrogations perdues. Trop occupée à découvrir ce monde, je réalise que j'oublie peu à peu le mien. Peut-être personne ne parle de leur ancienne vie car celle-ci n'existe plus pour eux ?

J'essaie d'appeler à moi le visage de ma mère, de mon père mais ce ne sont que deux formes vagues, modelées par mon imagination qui me parviennent. Je ne sais plus si j'avais une amie, si j'avais une école, et ces concepts commencent eux-aussi à voguer au loin sans que je puisse les rattraper.

- Est-ce que tu te souviens si tu as.. je sais pas, pris quelque chose ?

- Pris quelque chose ? je répète sans comprendre.

- Enfin, pour te tuer ! Tu me disais que tu aurais préféré mourir que vieillir. T'aurais pas fait ce choix ? désespère Viktor et je comprends de moins en moins la direction de cette discussion.

- Non ! Enfin, je ne sais pas. Cela se pourrait... Mais sinon je ne serais pas là !

Les Lunes disparues me manquent ; j'aurais besoin de leur lumière pour y voir plus clair mais seul le scintillement des étoiles brille au-dessus de ma tête.

- C'est justement ce que je me demande, dit Viktor d'une voix grave.

J'ai peur de ses paroles et m'apprête à me boucher les oreilles, courir au loin, me perdre pour ne pas entendre ce qu'il a à dire.

- J'aurais dû te demander aussitôt que tu es arrivée, mais j'étais trop occupé à te détester.

La cruauté de ces syllabes qu'il prononce manque de me couper le souffle mais je reste.

- Chacun, de ce qu'il se souvient, est arrivé après quelque chose qui aurait pu leur coûter la vie.

Je ne saisis de moins en moins ce qu'il essaie de m'expliquer mais je ne l'interromps pas.

- OK, donc Tilio était à l'hôpital, je crois, à cause d'une maladie du foie. Taamira, peut-être, prise dans une guerre. Quand elle est arrivée, on devait chuchoter et chaque fois qu'un bruit fort retentissait, elle avait une crise, où seul Tilio pouvait la calmer. Moi, franchir le Mur, on le sait, n'était pas une mince affaire. Peut-être qu'on m'a repéré, qu'on m'a tiré.

- Mais aucun de nous ne serait ici si nous étions morts ? Et si c'était le paradis, on ne mourrait pas au combat ? je contredis immédiatement le jeune homme.

- Justement. Je ne crois pas que nous sommes morts. Mais je ne pense pas que nous sommes vivants non plus, murmure Viktor en fixant les constellations.

- Tu veux dire...

Des flashs de souvenirs qui ne m'appartiennent pas m'apparaissent, violents.

- Nous serions dans un coma ?

Viktor rit amèrement.

- Un beau rêve, cette Île, non ?

Je n'ose croire à ce qu'il dit mais tout me parait bien logique. Si seulement je me souvenais de ma dernière nuit passée sur Terre !

- Je n'ai aucune preuve, et j'ai gardé tout cela pour moi jusqu'à présent parce qu'il est hors de question d'en parler avec les enfants, et encore moins avec Peter. C'est l'une des théories, mais si ça se trouve, elle est bullshit. J'en sais rien. Enfin, je voulais te le dire.

Je ne peux plus bouger dans ces révélations m'abasourdissent. Non, ce n'est pas possible. Je ne veux pas croire à cela. Imaginer la petite Taami coincée sous les débris, les parents de son ami roux pleurer un corps sans vie mais pas tout à fait mort, les miens me retrouvant morte dans mes draps, c'est trop difficile, trop épouvantable. Je ferme les yeux pour chasser ces images de mon crâne mais à chaque fois que j'essaie d'oublier, ces pensées reviennent plus fortes, leurs griffes s'accrochant à ma conscience et refusant de lâcher prises.

Ainsi s'installe le Doute, le terrible sentiment d'impuissance qui rampe dans les veines et se love entre toutes les convictions.



Comme je discutais aujourd'hui avec EkaFricai , j'adore laisser des blancs, des espaces d'interprétation dans mes textes. « Le texte est vraiment une machine paresseuse », dirait mon cher Umberto Eco (oui je suis en pleine révision).
A votre avis, la théorie de Viktor est-elle valide ? Est-elle vraie ?
(Spoil, vous n'aurez pas la réponse, blancs du texte, toussa toussa)
A très vite, beaucoup de soleil,
Klara

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant