Retrouve-moi cet hiver {chez collection &H}

❄️ Effet boule de neige

Liv, aujourd'hui

— Et je déclare la nouvelle saison...

La cloche tinte entre mes mains gelées et le vent couvre ma voix fluette de jeune maire. La nuit tombe déjà sur la place du marché et, comme toujours, l'air est glacial. Emmitouflée dans ma doudoune blanche, bien au chaud sous mon bonnet de laine, il fallait pourtant que j'oublie un détail : les gants.

— Ouverte !

Mon équipe applaudit, imitée sans enthousiasme par
quelques badauds. Je ne comprends pas pourquoi le village tient tant à ses traditions, alors que la moitié n'y assiste même pas. Quant à l'autre moitié, elle sirote déjà le vin chaud gracieusement servi à la buvette. Ma réunion démarre bientôt, le dossier de présentation du projet d'urbanisme se balade toujours dans la nature, et je suis là, à sonner
une cloche mains nues, face à dix pelés venus assister au désastre.

La lose.

Tandis que je continue de sourire bêtement aux passants,ma secrétaire se plante à mes côtés avec une mine anxieuse qui froisse son joli visage.

— Excusez-moi d'insister, madame, mais...

— Liv, la corrigé-je pour la énième fois en grinçant
des dents.

Je connais Sophia depuis toujours. D'ailleurs, j'ai même joué les baby-sitters pour ses enfants quand j'étais ado. Son mari était chargé de me ramener à la maison, mais c'était elle qui s'occupait des consignes et des finances. Aujourd'hui, c'est assez curieux de voir les rôles s'inverser : devenir celle qui verse un salaire à son ancienne patronne.
Depuis que j'ai pris mes fonctions, Sophia tient mordicus à cette distance professionnelle. C'est sa manière de gérer cette situation inconfortable. Le vouvoiement est donc de rigueur, à mon grand désarroi.

— Oui, Liv, bien sûr. Enfin non ! se reprend-elle aussitôt. Madame, si vous vouliez...

— Sophia, si tu étais un dossier, le genre hyper-méga-important qui pourrait valoir à ton propriétaire de manger du fromage de chèvre pour le restant de ses jours en cas de disparition, dis-moi, où te cacherais-tu ?

— Eh bien, dans votre bureau, je suppose, classé dans un dossier d'ordinateur qui porte mon nom ?

J'arque un sourcil et me renfrogne aussitôt. OK, de nos jours tout se fait par machine. Seulement l'informatique, ce n'est pas mon truc. Cafouiller devant un écran pendant des heures, tout ça pour obtenir une mise en pages qui a de la gueule, excusez du peu, mais non merci ! Je fais partie de l'espèce en voie de disparition qui croit encore au froissement délicat du papier. À bas les liseuses, bonjour aux grandes bibliothèques de salon ! Enfin, dans un moment pareil, je me morigène surtout de ne pas avoir confié la rédaction de ce dossier à Sophia. Car ce soir je joue mon poste, comme à peu près tous les soirs depuis un an, d'ailleurs.
Trop jeune, trop passionnée, trop impliquée... Ce village m'en fait voir de toutes les couleurs !

— Hum, justement, insiste-t‑elle, en parlant de bureau et d'ordinateur...

Mais elle n'a pas le temps de finir que l'un des conseillers municipaux qui doit assister à la réunion de ce soir s'interpose entre nous et me gratifie d'une tape sur l'épaule.

— Formidable cette ouverture de saison, Liv ! On se
voit tout à l'heure ?

J'esquisse un sourire confiant pour lui répondre :

— Bien sûr, Steven, je file me préparer d'ailleurs !
Mais il faut se méfier de l'eau qui dort. J'ai beau avoir l'air aussi zen qu'une statue de Bouddha, sous la façade, mon angoisse décuple ! Le type s'éclipse, et je fais quelques pas pour aller me planquer derrière un stand. Au passage, j'attrape ma secrétaire au vol puis la secoue par les épaules.