Se noyer dans son bain aurait constitué un rare échantillon de bêtise. Il n'avait même pas bu d'alcool ! L'eau savonneuse s'était refroidie. Son gant de toilette surnageait comme un crapaud décédé entre ses genoux émergés. Les frissons lui couraient sur la peau. Une mystérieuse fébrilité accaparait tout son être. Que lui arrivait-il ? Le porridge à la framboise du matin lui pesait encore sur le ventre ; les framboises avaient peut-être mal décongelé ou bien était-ce que cette ignoble pâtée aux fruits ne lui suffisait plus ? Il en mangeait pour rester propre et non par appétit. Gabriel vivait selon les préceptes de son temps : il fallait rester propre de corps et d'esprit. Ne plus rire de rien ni personne, doigter son téléphone jour et nuit, faire du yoga, bouffer du chou et des framboises. Le plus lisse le mieux.
Gabriel ressentait parfois l'impérieux besoin de se rouler par terre en hurlant des insanités. Il ressentait parfois l'impérieux besoin de mordre les gens à la tête. Mais il se contrôlait car le ciel ne marchande pas avec la terre. Il appartenait au ciel, bordel de merde ! Tout lui réussissait depuis sa sortie du vagin bourgeois de sa mère. Le porridge ne lui pesait pas sur le ventre, impossible ! C'était là une erreur de jugement. Victoria entra dans la salle de bain sans toquer, laissant les éclats de voix du rez-de-chaussée s'y engouffrer le temps de refermer la porte. Gabriel détestait cette habitude qu'elle avait de débarquer à l'improviste, de le surprendre en pensant bien faire. Mais comment le lui reprocher en ce moment ? Son ventre annulait tous les griefs.
Sa robe fluide d'un blanc laiteux enveloppait avec amour cette sublime rotonde que complétait un nombril turgescent. Les sandales traînantes, Victoria s'avança jusqu'au bord de la baignoire où elle se débrouilla pour s'asseoir. Elle était tout sourire. Gabriel sortit une main mouillée du bain et la posa sur le ventre énorme où marinait son enfant. Victoria enserra cette main dans la sienne et ensemble, dans un silence de cathédrale, ils prièrent l'invisible de se manifester. Les petits coups de pied ne tardèrent pas à se faire sentir. Ils étaient bien les seuls coups de pied qu'une femme peut endurer sans penser à porter plainte. Victoria serra les dents ; la petite chose invisible s'était crue sur un ring de krav maga.
-Mon Dieu... Il a vraiment intérêt à être beau... Autrement, c'est travaux d'intérêt général jusqu'à ses dix-huit ans !
-Comment peut-on venir de toi et ne pas être beau ? Ce foutu gosse sera un ange de lumière.
-Toi, tu veux faire l'amour... Tu achètes mes bonnes grâces...
-Victoria ! Je ne soudoierais pas une femme enceinte pour du sexe...
-Docteur Wojtyla approuve que tu me soudoies pour du sexe ! A terme, certaines secousses sont favorables à la naissance...
-On va faire déborder la baignoire !
-Salaud ! Dis que je suis grosse !
Victoria, amusée et chaude d'un désir subit, entreprit d'ouvrir sa robe.
-L'eau est froide, ma chérie, j'allais justement en sortir...
-Je connais un moyen de la faire fumer, mon amour...
Gabriel devait bien concéder cette spécialité à sa femme : connaître un moyen de toujours obtenir gain de cause. Ses seins avaient quasiment doublé de volume et bloquaient le passage vers la sortie. Les éclats de voix du rez-de-chaussée s'intensifiaient. L'alcool aiguillonnait déjà les ricanements. Le téléphone sur la chaise sonna, petit rectangle noir sur une pile de vêtements bien pliés. Victoria fronça ses longs sourcils expressifs.
-C'est rien, Vicky, la personne rappellera. C'est rien.
Mais Victoria, debout, garda les mains sur les boutons de sa robe, incapable d'un geste de plus. Le téléphone continuait de sonner. Sympathy For The Devil des Rolling Stones, une sonnerie admirable. La tension s'accentuait.
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Propre
ParanormalGabriel appartient à un clan très soudé. Le jour où il fait la connaissance d'une femme unique en son genre, son existence vire au cauchemar.