Entre deux mondes

La Cunard

Michael repensa à son accès de colère, à la façon dont il avait parlé à son père, et il s'en voulait. Il repensait à sa mère, à l'image qui lui restait d'elle, petite femme mince aux cheveux blonds, aux ongles toujours vernis de rouge, à sa coquetterie, à sa démarche élancée et à l'éclat de son sourire. Que penserait-elle de son choix de partir sur un paquebot, approuverait-elle les décisions de son fils, si elle était toujours de ce monde ?

Il repartit sur son vélo et se mit à pédaler avec vigueur pour remonter la pente douce de High Street.

Un calme régnait dans la maison quand Michael franchit la porte d'entrée. Il entendit une voix étrange venant du salon, on aurait dit son père, mais pas tout à fait. Était-ce son prénom qu'il avait prononcé ? Il avança dans le couloir, « Papa ? » dit-il en pénétrant dans le salon.

Son père était enfoncé dans son fauteuil, l'œil mi-clos, il le regardait avec un sourire malsain.

— C'est mon fils, dit-il en riant. Un rire démoniaque, qui n'avait rien de naturel. Ses yeux injectés de sang donnaient l'impression que sa conscience avait quitté son corps.

— Papa, qu'est-ce que tu as ?

— Michael, heu, Michael, dit-il comme s'il ne connaissait plus aucun autre mot.

Sa tête partit en arrière, il porta son index à sa bouche comme s'il allait prononcer une vérité lourde puis ferma les yeux une longue seconde. Il agrippa ensuite les accoudoirs du fauteuil de ses deux mains et enfonça la tête en arrière.

— Michael, répéta-t-il en expirant avec lenteur.

Sur la table basse, juste à côté du poste de radio, une bouteille de Jack Daniels trônait, vide. Le spectacle de son père assommé par l'alcool fit monter des larmes aux yeux de Michael, il resta un moment à regarder ce corps avachi, ces yeux rougis incapables de le regarder normalement, cette bouche frémissante. Michael ne dit pas un mot. Il se retourna, posa sa veste sur le porte-manteau et monta à l'étage. Il frappa à la porte de Jane. Il attendit quelques secondes et lorsqu'il entendit sa sœur l'inviter à rentrer, il poussa la porte. Elle était allongée sur son lit, tout habillée. Michael s'assit sur le coin du lit.

— Ça va Jane ?

— Ça va, oui.

— Il est encore dans un sale état.

— Il ne sait pas gérer le conflit, quand tu es parti il a sorti la bouteille du buffet, j'ai essayé de l'en empêcher, mais il a eu une fureur dans le regard qui m'a effrayée. Je suis monté, je n'avais pas envie de le regarder boire.

— C'est du gâchis, c'est quoi son plan ? Plonger dans son whisky jusqu'à la mort ? C'est quelle vie ça ?

— Tu vas me laisser toute seule dans cette maison pleine de tristesse. Je ne veux pas que tu partes, je n'arriverai pas à gérer sans toi. Regarde comme il est, il dérive comme une algue sur une mer qui se retire. Il m'inquiète Mike, tu ne peux pas partir maintenant. Reviens sur ta décision, termine ton apprentissage au Dolphin, et remets ton projet à plus tard, la Cunard ne va pas disparaitre, tu pourras postuler l'année prochaine, tu ne crois pas ?

— Jane...

— Michael, s'il te plait, j'ai besoin de toi ici. Papa a besoin de toi.

Je vais réfléchir, dit-il, attendrit par l'angoisse qu'il lisait dans les yeux de sa sœur, je vais y réfléchir.

Michael comptait les jours qui le séparaient de son rendez-vous avec Saul Johnson, excité à l'idée de pénétrer dans le siège de la compagnie maritime et d'y être reçu comme potentiel futur employé. Il lui était impossible de renoncer à sa candidature. Après tout, s'était-il dit, ça n'engage à rien de faire l'entretien, je ne risque rien, ça me permettra d'y voir plus clair, et il me sera toujours possible de décliner l'offre si je ne veux pas partir maintenant. Ce raisonnement avait l'avantage d'offrir une sorte de fuite en avant : nul besoin de trancher dans l'immédiat, reporter sa prise de décision était plus commode. Il avait donc téléphoné le lendemain au secrétariat de la Cunard, comme indiqué sur la lettre de monsieur Johnson, et avait confirmé son rendez-vous.