La belle France, Georges Darien, 1901

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Ce qui manque à la littérature contemporaine pour lui conférer de nouveau une valeur, c'est un caractère de franche profondeur, de cette sorte où l'on devinait un individu capable et désireux de retranscrire avec technicité les volutes surprenantes de son esprit que les visions originales et fortes rapprochaient du génie ou de la grandeur. Une conception prodige recopiée avec la subtile exactitude du virtuose : voilà qui ne se rencontre plus, ce fruit de labeur manque à notre époque, cette imprégnation méthodique par un cerveau de tout ce qu'il devine pouvoir le grandir est devenue une fable et presque une risée, le commerce de masse l'a anéanti faute de besoin il y a plus de cent ans, car le marché, lui, s'en moque. L'auteur à présent doit plutôt ou aspirer à se faire comprendre du lecteur qui est un imbécile, ou bien minauder en simulacre et en pacotille de façon à paraître plus sage qu'il n'est ; de façon générale, notre siècle ne connaît ni n'honore plus d'êtres qui, par un exercice consommé du détachement de la morale majoritaire et des mœurs communes, auraient acquis les moyens d'une autonomie de la pensée susceptible de les distinguer en supérieurs : des séparatistes, on dirait, des égoïstes bizarres, des radicaux inassimilables, des cas pathologiques, des étrangers, des asociaux à demi maudits à cause d'une espèce de menace tacite et latente qu'ils représentent. L'homme distinct, l'individu, doit être une enflure, ou alors il ridiculise et anéantit par contraste. Au jugement ordinaire du monde, la hiérarchie humaine se fonde opportunément sur d'autres critères que le génie manifeste, et par exemple plutôt sur l'idée d'une adhésion et d'une solidarité, voire d'un temps de travail : on considère que celui qu'on doit admirer, loin de proposer au monde des conceptions inédites qui dérangent et subjuguent, consiste en un quidam de bonne volonté acceptant, après avoir passé assez longtemps sur sa copie, de se constituer représentant des idées pauvres et des opinions piètres de la multitude de son siècle, multitude si abêtie et croupissante qu'elle peine même à trouver son expression propre pour rendre explicite la simplicité poisseuse de tous ses préjugés. Alors, l'interprète complaisant de ce troupeau fétide peut être franc en effet, mais il lui manque aussitôt la profondeur, et la traduction fidèle de la voix contemporaine, atrocement fière d'être représentée et d'avoir accédé à une notoriété de fille publique, se condamne au mugissement bruyant et inepte, d'une outrecuidance éhontée et cependant sensiblement fébrile parce qu'elle se sait, en loin, insuffisante (sa trépidation spasmodique est l'effet de la surrection intérieure d'une vérité incompressible et d'une frustration), où ne se devine pas le plus petit écho d'un sentiment authentique ou d'une réflexion personnelle. La souffrance actuelle de l'artiste qui s'obstinerait encore à lire nos publications dont seule la matérialité témoigne de quelque rapport avec ce qu'on appelait autrefois un livre, c'est de s'apercevoir, non seulement une fois mais autant de fois que par obstination et par tests il feuillète ce que le marchand, qu'on appelle un libraire, propose sur son étal, qu'on peut écrire, et même écrire tant, pour ne rien dire, et ainsi qu'une telle quantité de papier gaspillé puisse servir, ici qu'il hésite de plus en plus à appeler un chez-lui ou à nommer son époque, à ne faire que répéter des proverbes benêts et de flatteuses représentations qu'il ne saurait appeler du nom de pensées. En somme c'est à peine si cet objet, pourtant pourvu d'une masse, dispose d'un poids, à peine si cette chose, vendue néanmoins un certain prix, peut être associée à une valeur ; c'est surtout à peine si l'on y peut discerner un auteur, du moins un principe de singularité, et encore moins d'identité, tandis que la couverture, elle, indique étonnamment un nom unique. Mais tout ce qu'il y a de plus unique en notre temps, caractéristique et univoque, d'une homogénéité évidente, c'est la confusion avide de chacun dans le collectif : notre ère de la transparence des êtres confine à l'insubstantialité de fantômes – nous vivons, faut-il le rappeler ? à l'époque où la passion de la jeunesse va à reproduire des chorégraphies sans les créer. Au même titre, il faut que les passions ou que les pensées d'un auteur correspondent, suivent ou représentent, et rien de plus singulier qui serait perçu comme un danger ou une humiliation ; en cela, l'exception gêne, la personnalité de l'artiste offusque, ce qui n'est pas rangé et aligné modestement sur une convention présentée comme universelle, ce qui se distingue, ce qui discrimine, ce qui affiche sa hauteur, est un embarras et une injure ; il faut que l'auteur soit un allié occupé exclusivement à sublimer le banal contemporain, et la différence qu'il publie parfois vexe plus encore lorsqu'elle réussit à communiquer, par son expression idiosyncratique, l'état précis de sa teneur qu'elle semble alors justifier et même promouvoir : on dirait qu'elle exagère, qu'elle s'enorgueillit de sa contradiction, et ainsi qu'elle provoque par son opposition, c'est vraiment à l'excès manifestement une écriture « d'orgueil ». Le génie, aujourd'hui, selon la définition qui conviendrait à notre siècle pour l'apaiser au moyen de cette mièvroche concorde qu'il poursuit avec tant de féroce inquiétude, est celui qui disparaît dans l'efficace porte-parolat. Puisqu'il a cette charge qui est sa mission en tant qu'auteur, il n'a pas de raison d'être, sa charge est toute sa raison d'être : c'est le monde qui fait ce quelqu'un selon ce qu'il lui distribue de lauriers en considération de son adéquation et de sa célébration d'une communauté, mais la vertu de l'écrivain doit se limiter à ce rôle relatif, il ne doit pas outrepasser, par un désir d'unicité, cette fonction de faire-valoir. Pour l'homme d'aujourd'hui, une belle œuvre n'est qu'un travail au service des autres où l'individu disparaît et où transparaît une « cause universelle ». Ce qui a de la valeur, dirait ainsi le contemporain, c'est ce qui nous soutient, nous ; pas ce qui valorise l'unique : nous n'avons pas besoin, beugle la société, d'égo alternatif. Une machine à sondage et capable de syntaxe pourrait tout aussi bien convenir et recevoir nos éloges. Nous ne réclamons d'un texte, pour le qualifier de beau, que la qualité d'être majoritaire, fût-ce même majoritaire d'une minorité : c'est ce qui lui confère son utilité de parler pour des gens. Il nous faut, achève l'âne de l'oisiveté, désubstantialisé et désidéalisé, l'art utile, l'art militant, l'art par lequel nous déléguons la verbalisation de ce qui traverse nos viles caboches de divertis. L'art, c'est ce que le lecteur entend largement ; l'auteur est écrivain public. Tout le reste est pédant et provoque l'ennui, et la preuve, c'est que manifestement ça ne sert à rien, que ça fatigue notre intelligence, en un mot : que ça nuit. Au feu, cela, cette variété de l'injure ! Nous acceptons d'être corrigés, mais c'est à condition qu'on ne puisse pas ressentir la douleur du tiraillement. Hypnopédie, ou le bûcher !

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant