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21 août, 01:01
Une clairière dans une forêt. Les mêmes.

L'inconnue annonça, sûrement pour contrer le blanc qui s'installait:
"-Il est une heure.
-Du matin ou du soir ?
-Qu'est-ce que c'est que cette question ?
-C'est impoli de répondre à une question par une autre question.
-Du soir. Tu vois pas qu'il fait nuit ?
-Si.
-Alors pourquoi tu demandes ?
-Je sais pas. C'est grave ?
-De quoi ?
-De pas savoir.
-Oui c'est grave. Des gens meurent à cause de ça.
-Ah. Ça se soigne ?
-Non. Mais ça se cache." L'inconnue analysa Théa du regard. "La plupart des gens font ça.
-Pourquoi ?
-Oh, tu m'emmerdes avec tes questions. Qu'est-ce qu'il te prend tout d'un coup ?
-Ah. Donc tu ne sais pas. (en marmonnant) Et c'est toujours impoli de répondre à une question par une autre.
-C'est l'heure qui te fait devenir chiante tout d'un coup ? Ou alors je l'avais juste pas remarqué tout à l'heure. Est-ce que tu es une sorte de loup-garou de la chiantise ?
-Peut-être. Ça ferait de moi une chiante-garou." Elle fit une pause, étudiant l'idée. "J'aime bien le concept.
-Du coup dis moi quand ta phase de chiantise est terminée."
Silence de quelques minutes. Théa hésitait à reprendre la parole. Elle ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois sans vraiment savoir comment commencer, et même s'il fallait commencer. L'inconnue la sentait remuer à ses côtés et lui jeta un regard en biais. L'héroïne avait vraiment l'air d'un poisson comme ça. L'inconnue fit alors un de ces sourires en coin qui font craquer les préadolescent.e.s niaix.ses et détourna le regard.
"- Vas-y, dis-moi tout, je sens que sinon on en a pour trois ans."
Théa tourna d'un coup la tête vers son interlocutrice quand elle eu prononcé les derniers mots de sa phrase.
"-Trois ans ? Pourquoi trois ans ? Et tu devrais arrêter de rouler des yeux comme ça.
-Et c'est reparti..." Elle leva les yeux au ciel et empêcha Théa de lui faire remarquer son acte en lui couvrant la bouche de sa main gauche. "Non! ne commente pas, j'ai compris. De toute façon qu'est-ce que ça peut te faire que je lève les yeux au ciel?
-Ma mère m'a dit que tes yeux peuvent rester coincés si tu roules trop fort des yeux, et ma mère a souvent raison. Tu n'as pas répondu à ma question : pourquoi trois ans ?
-T'es insupportable. Pourquoi je continue à parler avec une meuf aussi chiante ? (elle inspira profondément)Alors déjà "mettre trois ans à faire quelque chose" c'est une expression, madame premier degré,et-
-Merci Sherlock, je connais l'expression, je ne vis pas dans une grotte non plus.
-Tu aurais pu. Je te connais pas.
-J'en ai l'air?
-J'en sais rien, je vois rien.
-Moi je te vois un peu.
-Et qu'est-ce que tu vois?
-Une personne avec des boucles pas possibles, un trait d'eye-liner épais comme l'égo de mes parents et un style grunge un peu douteux. Je te donne un 3/10.
-Eh ! C'est... (elle fit une pause, cherchant ses mots sans trouver) ... méchant?"
Théa éclata de rire face à cette tentative, qui était plus une question qu'une affirmation.
"-Désolée d'avoir heurté tes sentiments alors.
-J'accepte tes demi-excuses.
-Demi-excuses ?
-Tu ne le penses pas vraiment. Tu viens de te moquer de moi, là.
-Non.
-En fait, je suis dotée d'un truc incroyable qui s'appelle la vue, donc je t'ai vraiment vue rire.
-Rire ce n'est pas toujours se moquer. Je te jure qu'en tout cas mon rire n'était pas malveillant. Je trouvais juste ta tête hilarante.
-Ma tête n'est pas hilarante. Elle est magnifique. De toute façon on voit que dalle donc ta vision doit être hyper altérée.
-Si tu veux. Tu sais, c'est pas grave de pas trouver ses mots. Ça m'arrive tout le temps. Eh ! c'est trop bien, plus le temps passe, plus je nous trouve des points communs.
-Je suis hyper rassurée: être comparée à une sociopathe, ô jour béni.
-De rien, c'est avec plaisir. Du coup ce que je fais dans ce type de situation, c'est que je remplace le mot que je cherche par une série de sons qui expriment plutôt bien ce que je veux dire." Elle s'arrêta pour réfléchir, puis reprit : "Mais la plupart du temps, j'ai la flemme de chercher donc je dis "poushtouk" à la place du mot perdu et les gens comprennent. Perdre les mots c'est horrible, tu es bloqué, tu sais ce que tu veux dire, les gens en face de toi ont une vague idée de ce que tu veux dire, mais le mot perdu t'empêche de continuer. J'envie ceux qui peuvent parler sans le regretter dès la conversation finie, sans se dire: "mince, j'aurais du dire ça, ça aurait tout changé". Parfois, le soir je refais des conversations entières en prenant le temps de choisir les bons mots, les bonnes tournures. J'essaie de m'améliorer, mais les gens me font peur.Ils sont tous si sûrs d'eux. Ils braquent leurs yeux sur toi jusqu'à se que tu te noies dans un océan de "euuh", pour qu'ils puissent ensuite parler de ce qu'ils ont à dire, eux. Pourquoi ce serait si grave de ne pas être sûr ? Pourquoi, dès qu'on s'arrête pour mettre des mots sur l'idée qu'on veut partager, on nous assassine d'un regard condescendant: "oh, regardez-moi ça! cet enfant essaye de communiquer avec nous, qu'il est mignon, mais pourquoi l'avis d'un enfant nous intéresserait-il ? Passons à autre chose, nous n'avons pas le temps de l'attendre". Quels sombres tas de neige. J'aimerais que les gens me laissent finir mes phrases. Les gens sont trop habitués aux phrases incomplètes, à se couper la parole au moindre temps d'hésitation. En fait, ils attendent juste leur tour pour parler, ils ne t'écoutent pas. C'est pour ça que les introvertis sont en difficutlté. Ils ont tant à dire, mais on ne prend pas le temps pour eux parce qu'ils tatonnent."

Théa reprit son souffle. Elle avait l'impression de ne pas avoir respiré de toute sa tirade, et se rendit compte de deux choses. Un, elle avait parlé à voix haute lors de ses grandes réflexions philosophiques, ce qui n'arrivait pas souvent. Deux, il y avait toujours l'inconnue à côté d'elle, qui n'avait pas changé de place depuis qu'elle était arrivée. Elle arriva donc à la conclusion logique que sa voisine l'avait entendue, et cela l'effraya. Théa avait étrangement peur de connaître la réaction de l'étrangère qu'elle avait rencontré moins d'une heure auparavant.
"-Mmh mmh... Des tas de neige ?"
Silence. L'inconnue essayait apparemment de visualiser la pseudo-insulte, puis pencha la tête pour regarder sa voisine de gauche, qui elle ne s'attendait pas à cette  réaction. Et aussi étrange que cela puisse paraître, et alors qu'elle s'inquiétait de l'avis de la bouclée quelques instants auparavant, la jeune fille ne s'insurgea pas de ce manque visible d'attention et répondit, le plus naturellement du monde :
-"Bien sûr. Je peux aussi les appeler des fils de pute si tu préfères.
-Les vulgarités sonnent bizarres dans ta bouche.
-Je n'en dis pas souvent. Par contre je les pense.
-Tu devrais t'entrainer."
L'inconnue fut visiblement surprise d'être prise au sérieux car elle sursauta lorsque que Théa se mit à hurler un magnifique "BANDE DE TROUS DU CUL", tellement fort que la bouclée grinça des dents. Elle sursauta pour ça et peut-être aussi parce que Théa s'était brusquement levée, la bousculant et jetant ses bras en l'air, pour crier ses jolies paroles à qui voulait bien les entendre. À quelques dizaines de mètres d'elles, un hibou ne comprit pas ce qui venait de se passer, mais ne s'attarda pas sur la question. Le narrateur se permet une parenthèse pour interroger les lecteurs. Est-ce que les insectes ont des oreilles ? Est-ce que la chenille dans l'arbre derrière Théa a vécu cette agression auditive comme n'importe quel mammifère ? Mais le narrateur doit malheureusement retourner à ses fonction, et Théa met fin à cette parenthèse scientifique en se laissant retomber au sol en explosant de rire.
"-Charmant. Aussi gracieuse qu'un phoque épileptique.
-Merci. Alors, comment je m'en suis sortie ?
-Pas mal, je doit l'avouer.
-Que de compliments.
-Je sais. Ça doit être parce qu'il est une heure vingt-cinq." dit-elle en regardant son poignet. Théa regarda donc dans la même direction que sa nouvelle amie pour découvrir un bras nu. Elle fronça les sourcils.
"-Tu n'as pas de montre.
-Non. Je l'ai perdue dans la forêt.
-Comment tu peux connaître l'heure alors ?
-Je ne la connais pas.
-Ah. C'est vrai que c'est plus simple.

ThéaïsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant