Le goût des âmes, par Alex Evans

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Le goût des âmes, par Alex Evans

— … Putain, ça fait deux heures que j’attends !

— … C’est où les toilettes ?

— … Votre carte de Sécurité Sociale, Madame.

— … Non, vous ne pouvez pas fumer ici, Monsieur, il faut sortir.

Il est près de minuit aux Urgences du Nouvel Hôpital International de Saint-Denis, inauguré il y a trois mois. Il abrite une IRM dernier cri, expérimente un logiciel d’aide à la décision, deux modèles de robots-chirurgiens et une unité pilote d’usage thérapeutique du hasch. Les interviews du directeur pleuvent. On a une équipe de télévision dans les murs au moins une fois par semaine. Il a été conçu conformément aux dernières normes écologiques, antisismiques, antipollution, antibruit, etc. Mais il n’y a pas de toilettes publiques.  

Minuit, c’est l’heure où je commence à fantasmer sur une mutation dans un gentil établissement au fin fond de la Creuse. Malheureusement, les gardes y sont tout aussi chargées. Différentes, mais aussi lourdes.

La porte d’entrée coulisse pour laisser sortir le fumeur en manque. Avant qu’elle ne se referme, j’ai le temps de me prendre une pleine bouffée de hasch. Voyons… Le BPCO est en réa. L’intox est intubée. Il ne me reste plus que le coup de couteau au déchoc’ qui attend le SAMU. Ce gamin de quatorze ans a saigné près de deux litres avant qu’on arrive à le stabiliser.

La porte vitrée s’ouvre à nouveau pour laisser passer un brancard chargé d’appareils. Les voilà, justement. Je fais deux pas, mais Chloé me stoppe dans ma course en me mettant une liasse de résultats d’examens sous le nez. Elle enchaîne sur une histoire tordue de groupe sanguin. On y passe quelques minutes.

Je vois revenir le transporteur du SAMU. C’est Stéphane. Il fait une drôle de tête.

— Salut, Alex. Il est où ton malade ?

— Ben au déchoc’ !

— Mais heu… il est mort !

— Tu veux dire qu’il est en arrêt ? Arr…

— C’est pas la peine, me coupe-t-il. Il est définitivement mort.

Je me précipite dans la pièce. Mon collègue me suit sans enthousiasme.

Le corps du gamin est toujours sur le lit. Seulement, il n’a plus de tête. Littéralement. À la place, il y a une incroyable bouillie d’os, de dents, de cheveux et de cervelle. Le lit, le sol et les tuyaux en sont aussi recouverts. Le scope et le respirateur sont éteints. Quelqu’un en voulait assez à ce gosse pour venir l’achever de la façon la plus spectaculaire qui soit.

— Il faut appeler les flics, dis-je mécaniquement.

Deux heures du mat’, c’est l’heure à laquelle j’ai besoin d’un café. Je me traîne dans le bureau. Je ne veux pas me rappeler de cette vision. Si je le fais, je vais être incapable de penser à quoi que ce soit d’autre et j’ai la nuit à finir. Les Urgences grouillent de flics. Du coup, elles sont beaucoup plus calmes. Plus de bagarres, ni de resquillage. Mon regard glisse distraitement sur la liasse de papiers sur le coin de la table : mes cours par correspondance du Walrus Institute. Une école pour aspirants écrivains que j’ai trouvée sur les forums d’auteurs amateurs. Très sérieuse, paraît-il. Je viens de recevoir le premier devoir, à rendre pour la fin du mois :

« Choisissez un monstre, n’importe lequel. Il doit être original, vraiment méchant, immédiatement appréhendé comme « créature à abattre » ; il ne peut être que moche et méchant, il ne peut pas être gentil « en fait ». Il ne doit pas être un monstre sous copyright (genre Freddie, Hulk ou le Cuckrapock…) Il peut être un homme-araignée, mais pas Spiderman. Il peut être un monstre hybride, de type mouton-zombie, licorne nazie, vache folle, hippocampe islamiste. Il peut être issu de la culture de fonds commun. Notez le maximum de mots, de concepts ou d’idées auquel vous fait penser cette créature. Intégrez ce monstre dans un récit où vous, auteur du W-Institute, êtes envoyé lui régler son compte. »

Walrus Institute 2: Monsters !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant