Sans un mot, nous recommençons à manger, le regard dans le vide, essayant d'oublier, oublier nos désaccords, notre situation critique ou encore le goût infecte de ce que nous avons en bouche. Ces racines sont tellement difficiles à mastiquer.
Trop occupés par la traque, nous n'avons pas anticipé un possible échec, et nous voilà aujourd'hui à nous disputer sur quelle décision prendre pour demain. Nous aurions dû abandonner dès ce matin, dès mes premiers doutes. Ou alors... ou alors mettre une bonne fois pour toutes mes états d'âme de côté. Il fallait se rendre à l'évidence, nous n'avions plus le choix. Leur viande était parfaitement fraîche. Il suffisait d'en débiter les meilleurs morceaux et de les cuire sur place pour les conserver plus longtemps. Mais nous aurions alors outrepassé les dernières limites de la morale. Même pour une question de survie, peut-on en arriver là ? N'aurait-ce pas été une erreur que de sacrifier mon esprit pour nourrir mon corps ?
Rah ! Peu importe. Il faut que j'arrête de me prendre la tête, déjà qu'elle me fait toujours souffrir. On doit dormir. Qui sait, la nuit résonnera peut-être Billy dans son sommeil.
Ce soir c'est à moi de faire le premier tour de garde. Je range mes dernières réserves de nourriture dans mon sac avant de le poser dans un coin de la pièce.
J'ai toujours faim.
Billy me surveille du coin de l'œil. Il attend de savoir ce que je vais faire. Alors je prends mon arme et vais m'installer pour monter la garde. Constater qu'il n'y aura pas de négociation ce soir doit le soulager.
— Tu veux que je fasse le premier tour ?
Quoi ?!
Pour la première fois, Billy me propose de prendre le premier quart alors que ce n'est pas son tour. Je me souviens d'une fois où j'ai dû lui expliquer qu'Oliver – qui vivait à ce moment-là ses derniers jours – n'était pas en état d'assumer son tour de garde et que nous devions partager équitablement son temps entre nous. Billy n'était pas d'accord, jusqu'à ce que mon poing lui fasse admettre l'évidence. Alors qu'est-ce qui a changé depuis ? Pourquoi décide-t-il ce soir de se montrer plus conciliant ? Exprimerait-il des remords après tout ce qu'il vient de dire ? Peut-être se sent-il plus en forme qu'il n'y paraît.
Je préfère malgré tout ne pas lui être redevable.
— Non, c'est bon, tu peux dormir. Je te réveillerai tout à l'heure.
— Comme tu veux.
Puis il se glisse dans notre duvet polaire et entame sa demi-nuit.
Je m'installe en face de l'escalier, pas question de se faire surprendre nous aussi. Mon arme est à portée de main, tout comme les pieds de Billy. En cas de bruit suspect, je n'aurais qu'à me retourner pour le réveiller discrètement en tapotant sur ses chaussures.
La nuit est calme, comme toujours. Seuls les forts ronflements de Billy, déjà endormi, perturbent cette sérénité. Je me retrouve seul avec mes pensées, et surtout mes soucis. Comment allons-nous faire ? C'est probablement la question que devaient se poser Adrian et ses collègues. Qu'entendait-il par « tout est fini » ? Si c'est bien ce qu'il pensait alors où allaient-ils ? Ils semblaient si déterminés...
Dans le fond, ce n'est pas reprendre notre route qui m'inquiète, mais d'y mourir. Si tout ce périple n'aboutit qu'à ma mort alors quel aura été le sens de toute cette souffrance ? Quand je repense à ces pauvres gens que nous avons dépouillés, à quoi cela aura-t-il servi ? Quelle place j'aurais eu dans ce monde ? Seulement celle d'un vulgaire pillard ? Finir crevé dans le bas-côté de la route, le corps desséché par la soif, rongé par les radiations, l'estomac atrocement vide ? Ou simplement troué par les balles ? Nous avons franchi un point de non-retour, et je sens que Billy ne va pas tarder à craquer. Moi-même, je passe mon temps à me contenir. La colère, les larmes ou les phrases assassines, je fais en sorte de tout garder pour moi. Alors pourquoi persévérer ? À quoi bon risquer notre vie à retrouver un passé disparu ? Il faut regarder la vérité en face, le seul avenir décent est ici, dans une communauté, à rebâtir, à se protéger les uns les autres. Et si cela doit me coûter la vie au moins je mourrai en aidant, en donnant plutôt qu'en prenant.
De bien belles pensées utopistes, Mark, mais il faut avant tout régler l'urgence : trouver de quoi subvenir pour les prochains jours à venir. Si seulement je m'étais posé plus de questions tout à l'heure devant ces trois corps encore chauds. Peut-être aurais-je finalement réussi à sauter le pas. Il n'est pas encore trop tard pour se décider. Mais il faudrait agir maintenant, leurs chairs seront pourries demain, ou mangées par des charognards. Je pourrais réveiller Billy pour que nous y retournions tout de suite. Mais est-ce une bonne idée ? Comment réagirait-il à ma proposition ? Nous n'avons jamais parlé de cannibalisme ensemble, alors quelle serait sa réaction si je le réveillais pour lui proposer de retourner voir les corps et y découper quelques steaks ? Au mieux, il serait soulagé que je lui fasse la proposition tant l'idée le hante lui aussi. Au pire... Au pire il me prendrait pour un cinglé. Il me croirait devenu dingue, voire dangereux, et tenterait de me tuer. Ou encore, il pourrait refuser ma proposition en prétextant n'importe quoi, et ferait mine de rien. Puis il m'éliminerait durant son tour de garde, dès que je me serais endormi.
Mais d'ailleurs, pourquoi aurait-il besoin que je lui donne un prétexte pour m'éliminer ? Il pourrait bien le faire tout à l'heure, durant son tour de garde, au beau milieu de mon sommeil. Notre situation actuelle à elle seule justifierait un tel acte. Si nous sommes restés ensemble tout ce temps c'est avant tout pour nous protéger mutuellement, des alliés de circonstance. Mais si nos chemins venaient à se séparer, avec ce passé commun d'exactions, cet opportunisme exacerbé dicté par la faim, que deviendrions-nous l'un pour l'autre ? Des rivaux ? Des proies ? Et maintenant que j'y pense, peut-être a-t-il déjà l'idée en tête, ça expliquerait pourquoi il m'a proposé de prendre mon tour, pour s'occuper de moi rapidement, ne pas me laisser la moindre opportunité. Après tout ce que nous avons vécu, comment peut-il me trahir ainsi ?
Je vais devoir agir le premier, profiter qu'il dort...
Merde !
Pas facile à admettre, mais vu notre situation, il est pourtant simple à comprendre que c'est la seule alternative. Oliver, Walter, James... notre pacte sordide ne peut être rompu que dans la mort, c'est pourtant évident. Suivre la voie du prédateur c'est devenir une menace, une menace qu'il faut éliminer au moindre signe de faiblesse. Mais je n'ai rien vu, aveuglé par ma fâcheuse tendance à espérer, espérer pouvoir survivre, ensemble, espérer que nous atteignons notre but. J'ai baissé ma garde, et me voilà maintenant face à la dure réalité : tuer avant d'être tué. Mais comment ai-je pu me laisser berner par la vie ? Comment ai-je pu croire à tous ces faux espoirs ? Comment en est-on arrivé là ? Comment n'ai-je pas pu voir les choses tourner ? Mais surtout... Comment ai-je pu me faire berner par ses faux ronflements ?
Ils étaient pourtant tellement grossiers et artificiels que j'aurais dû tout de suite me rendre compte qu'il faisait semblant de dormir. Je me retrouve maintenant avec son couteau planté dans le bas du dos. Je ne l'ai absolument pas entendu arriver, me prouvant une fois de plus ses talents de furtivité.
La douleur est atroce, mon corps est parcouru de spasmes. Pourtant, je n'ai pas poussé un seul cri. Je n'ai d'ailleurs presque pas bougé, peut-être par amour propre, pour mourir dignement, comme un vrai soldat.
L'instant me paraît interminable. Nous restons immobiles, Billy placé juste derrière moi, sa main encore sur le manche de son couteau. Il ne dit rien, mais sa respiration et les battements de son cœur que je perçois le trahissent. Il l'a fait à contrecœur, pour sa propre survie. Je ne lui en veux pas. Comment le pourrais-je ? C'était le mieux qu'il avait à faire. À quelques minutes près, les rôles auraient sûrement été inversés, il a tout compris avant moi, voilà tout.
Sans un mot, Billy retire sa lame d'un geste vif. Un bref gémissement m'échappe. Puis il pose son arme par terre. Je sens mon sang couler abondamment le long de mon corps, il est chaud. La blessure est très sérieuse, il a fait ça bien. Déjà je pars, je ne sens plus mes pieds, puis c'est au tour de mes jambes. Mon buste peine à me tenir, je m'effondre. Mon bientôt ex-coéquipier me rattrape et m'allonge sur le dos. Dans l'obscurité je parviens à distinguer la forme de son visage au-dessus du mien. Il glisse quelque chose sous ma tête, le duvet je crois. C'est plus confortable ainsi. Il aura fallu attendre mes derniers instants pour le voir enfin faire preuve d'empathie.
Je sens que c'est pour bientôt. Ce n'est pas comme ça que j'imaginais ma fin, mais quand je repense à toutes ces horreurs et souffrances auxquelles j'ai assisté, je me dis qu'il me fait peut-être un cadeau, comme je l'ai fait plus tôt avec Adrian.
Ma vision se voile, je ne sens plus aucun de mes membres à présent, j'ai froid. D'ailleurs, je n'ai plus mal au crâne. La mort, ce n'est peut-être pas si mal...
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Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1
Science FictionAlors que la Troisième Guerre mondiale fait rage, le monde bascule dans l'escalade nucléaire le 21 septembre 2037, « The Enola Day ». Le conflit dure quelques mois, suffisamment longtemps pour défigurer la planète. En Europe, un immense territoire s...