Tout ce que réclame la morale française depuis au moins cent cinquante ans, c'est un esprit de fonctionnaire motivé par le goût et l'appât du confort : voilà ce qui innerve notre belle société et en fonde la structurante mentalité, pas autre chose, n'en déplaise aux flatteurs et aux amateurs des raccourcis de l'Histoire. Nous ne sommes ni des philosophes ni des révoltés : ces images et ces fables servent de propagandes dont l'effet de répétition obtuse, comme de puérils proverbes, fabrique, établit et perpétue ce que nous ne constatons point à dessein de se consoler ne n'être pas meilleurs que nous sommes. Un Français typique n'a ni hauteur ni énergie, il n'en a ni l'idée ni le temps ; un Français n'est ni Descartes, ni Voltaire, ni Hugo, bien qu'il soit vrai que ces trois furent français, mais ils furent incontestablement au-delà d'un Français. D'ailleurs, cette faiblesse générale des vertus, ce manque d'importance, de conscience et d'individu, bien des indices historiques et littéraires m'incitent à penser à son ancienneté : je ne puis admettre que notre « ère » ne daterait que des années 2000 et attribuer à cette si courte période le nom de « post-modernité » ; je trouve à cette théorie une surestimation du potentiel d'innovation d'un peuple balourd comme le nôtre, qui ne pense ni ne fait rien, dont le caractère n'a pas varié du constat implacable qu'en fit Georges Darien dans La belle France en 1900, on y reconnaît sans différences notables le Français d'aujourd'hui, inerte et bas, indolent et mesquin. Une nationale fierté, dont l'orgueil aveugle ne tolère pas d'être confronté à une réalité crue qui la désavoue, suppose à tort que tout son rapport est refondé puisqu'à chaque guerre on s'entr'extermine pour rien, il ne se peut donc que ces anciens si absurdes nous ressemblent encore, c'est pourquoi on préfère, sur toutes ces morts scandaleuses, fabriquer de nouvelles et symboliques renaissances, célébrer de nouveaux baptêmes d'humanité, pour s'imaginer que les fils de la France ont été, on ne sait pourquoi ni comment, révolutionnés des flagrantes erreurs de leurs pères, sans doute sous l'impulsion de ce devoir de mémoire qui, pour quiconque, ne signifie que ceci : il faut se croire une meilleur conscience, et ne pas oublier qu'on vaut un peu mieux. Pourtant, c'est sans mal qu'on peut oublier quand on ne sait rien, quand il n'y a rien de précieux à garder, quand tout ce qu'on sait est une légende qui n'édifia jamais – car les Français par tradition et sous la volonté immatérielle de ses institutions morales ne conservent des guerres successives que le catéchisme simpliste qu'on leur a donné à retenir, avec leurs divers Clovis et vases de Soissons. Sans mal également, on peut oublier ceux qui furent avant nous quand on leur est si conforme, si identique, si inchangé : c'est alors en soi qu'on porte la bêtise immémoriale des siècles, et il n'est pas nécessaire de rien fixer en arrière, puisqu'autrui en arrière, c'est soi maintenant. Je ne sache pas par où l'on pourrait démontrer que nos aïeux aux fusils à baïonnette et en pantalon garance furent différents de nous en quelque point fondamental – si l'État d'à présent ne retenait pas les crétines véhémences de son peuple, qui sait si nous n'en serions pas à faire la guerre aux islamistes de la manière tout semblable dont nos prédécesseurs firent croisades, s'il existait ici encore des troupes mercenaires (quoique, certes, avec un armement différent). C'est ce que je veux expliciter ici, à la troublante lumière du brillant texte de Marc Bloch venu là comme une confirmation. Notre ferveur débilitante à croire au changement en général et en particulier à son changement est une persuasion suggestive en contradiction patente avec la réalité de la passivité immuable des Français. Mais il est vrai que ce mythe du progrès est ancien en France où l'on suppose inexorable l'évolution de l'être en proportion du passage du temps et de l'apparition des technologies. On veut espérer depuis longtemps en la mythologie selon laquelle les humains s'améliorent suivant quelque destin inopposable, une force édificatrice courant et se renforçant dans le cycle des ères pour nous rendre meilleur, pour adoucir et perfectionner nos mœurs, pour civiliser lentement et irrépressiblement chacune de nos engeances. Mais partout où l'on impense d'automatisme ce processus, on ne fixe qu'un regard partial sur l'Histoire, et celle-ci se teinte évidemment de ce lot de préjugés antérieurs, et l'on en cherche systématiquement des leçons à tirer par lesquelles, à force de déformations complaisantes, nous aurions vaincu telle primitivité en nous tandis qu'en vérité l'homme demeure. C'est au point que l'on se sert perpétuellement de la variété des couleurs locales et temporelles, qui ne sont que des circonstances contingentes, pour déduire des altérités essentielles, admettant bêtement que là où simplement le décor se différencie, la personne n'est diamétralement plus la même ; on ne voit pas la même chose en surface, donc les changements profonds sont incontestables – mais qui de nos jours porterait de tels pantalons rouges pour aller à la guerre : c'est bien la preuve irréfutable que tout a changé ! Pourtant, je crois qu'en loin un doute ne cesse de nous tenailler là-dessus ; je crois que nous soupçonnons l'imposture de si promptes déclarations ; je crois même que chez nous, puisqu'on ne parvient pas à se cacher entièrement la stupidité de ses historiques prédécesseurs (mais bien davantage la sienne), on a particulièrement besoin de croire que l'on est « passé à autre chose », au point de créer des fragments millimétrés de périodes dont naturellement nous ne devrions point faire partie, étant si distincts que nous ne nous assimilons à rien ni personne avant nous ; il ne faut pas que nous en soyons restés là. C'est flatteur de se sentir uniques quand nous sommes en vérité si confusément communs ; nous nous sentons relevés d'avoir une place à part, même factice, bien qu'on ignore au juste où elle se situe et comment la distinguer ; il va de soi qu'on n'est comparable à nul autre, même si l'on est absolument en peine de dire en quoi. Mais il y a toujours le décor insistant, la surface éblouissante des choses, les technologies superficielles et accapareuses, et tout cela ne correspond certes pas aux cartes postales jaunies d'autrefois ; c'est donc bel et bien qu'il y a eu un bouleversement et donc que nous sommes singuliers. C'est une façon d'espérance et d'oubli, je crois, en opposition avec le constat des êtres. Mais il est vrai qu'on ne réfléchit pas, de nos jours. À ma connaissance, personne (ou alors bien peu, si peu que mes recherches sont restées à peu près vaines) n'a fait l'effort de mesurer avec minutie l'esprit de ces anciens qu'on déclare si opposés à nous ; on n'a même pas eu le soin d'examiner notre propre esprit contemporain et ses caractéristiques – je suis l'un des premiers sur le sujet. On se contente d'affirmer des platitudes. « Nous sommes dissemblables. — En quoi ? questionne-t-on. — Mais ça se voit ! — Ah ? — Oui, c'est évident : a-t-on jamais de sa vie télégraphié un câblogramme. » Ni examen, ni analyse, ni le plus petit commencement de méthode : il faut. C'est si bon de ne ressembler à personne que l'assertion doit suffire, il s'agira de trouver après coup des idées pour s'en persuader. On peut mettre un nom précis sur soi, se sentir dignifié par l'appellation qui ne désigne personne d'autre : « Post-moderne ». N'importe si ça ne veut rien dire, si ça ne correspond à rien, si c'est vide comme Léviathan ou comme le complexe d'Œdipe : d'autres enfin trouveront des raisons ; aujourd'hui la vérité vient bien avant les raisons, on n'a pas besoin d'arguments quand on a l'intuition, on sait avant que de savoir pourquoi on sait. Je pense post-moderne donc je le suis. Et – irréfutabilité maximale – puisque j'en suis heureux, alors c'est vrai indubitablement.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.