Les Maîtres ne vinrent plus [Ludovic Klein]

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 Dans le premier texte de cette anthologie, Ludovic Klein, vice-président de l’association et auteur du Carnaval de Cobalt (anthologie Fin(s) du Monde, Éditions des Artistes Fous, 2012), rend hommage à son pays d’adoption en nous narrant un événement peu connu de la Seconde Guerre Mondiale, prouvant que la sauvagerie n’est pas toujours du côté de l’animal.

Les Maîtres ne vinrent plus [Ludovic Klein]

Le 16 août 1943, en pleine intensification de la Guerre, la Préfecture de Tokyo ordonne de mettre à mort, en toute urgence, et par tous les moyens possibles, certains animaux du zoo de Ueno, à Tokyo.

Raison officielle du projet d’abattage : la protection des habitants de Tokyo. À savoir, prévenir la panique des civils, si d’aventure une bombe de l’Armée américaine venait à détruire les cages du zoo et à libérer les animaux les plus dangereux (éléphants, lions, tigres, panthères, léopards...). Ceux-ci, affamés et furieux, pourraient errer dans la ville et attaquer les citoyens. Risque impossible à courir. D’où cette décision impérative des autorités : « mettre fin en douceur » à la vie des bêtes.

Raison cachée : des frais d’entretien animalier (nourriture, soins) trop élevés. De plus, à cette époque, les bombardements massifs sur Tokyo n’ont en réalité pas encore commencé. Si les Japonais sont soûlés de récits guerriers victorieux contre ces « démons d’anglo-américains », la vérité est que la défaite est plus précise jour après jour. La possibilité de raids aériens alliés, chargés de bombes incendiaires, est de plus en plus certaine. Par voie de conséquence, sacrifier les animaux permet de créer un « choc psychologique » qui suggère aux civils l’éventualité d’un bombardement futur. L’Armée peut ainsi, de cette manière contournée, appeler la population à la défense, sans se départir de l’habituelle rhétorique triomphaliste et martiale.

Recensement des bêtes :

9 ours (ours du Japon, ours polaires, ours malais)

3 lions

1 tigre

7 panthères, guépards et léopards

2 serpents (1 python et 1 crotale)

2 bisons d’Amérique

3 éléphants (John, Tonky et Hanako)

Méthode de mise à mort :

La strychnine est fournie par les services de l’école vétérinaire de l’Armée. Mêlée à la nourriture, elle atteint son but, la mort de l’animal, dans la plupart des cas (ours, lions, léopards). Cependant, certains pensionnaires du zoo refusent de manger les rations empoisonnées.

Des mesures directes d’exécution ont donc été mises en place. On ne se résout pas à utiliser les armes à feu, de peur de « heurter les sentiments des résidents proches du zoo ».

Le python est décapité au scalpel.

Le crotale a la tête percée d’un câble, puis est traîné par le cou avec un fil de fer chauffé à blanc. Comme cela ne suffit pas, seize heures plus tard on le garrotte solidement avec un filin. Asphyxie.

Les deux bisons sont entravés dans des filets, puis achevés à coups de marteau et de pioche dans la boîte crânienne.

Les gardiens jettent des filins autour de la gorge d’un ours japonais (affaibli par trois jours de jeûne). Ils se mettent en groupe de cinq et tirent de toutes leurs forces jusqu’à suffocation de l’animal. L’opération est répétée sur un des ours polaires, avec un câble métallique.

Sales bêtes !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant