Pffugs [Mathieu Fluxe]

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 L’affirmation de soi passerait-elle par une identification à l’animal ? Comment trouver le chemin d’une nouvelle humanité, si ce n’est en revendiquant sa part sauvage ? Une nouvelle insolite, pleine de cris et d’odeurs, écrite dans le style direct et mordant de l’auteur.

Pffugs [Mathieu Fluxe]

 Le micro-miroir reflète mon visage par fragments. Je n’ai pas pu en trouver un plus petit. On y voit à peine un coin de lèvre, ou une demi-pommette. Si je me recule jusqu’à m’adosser au mur, je distingue ma bouche en entier, mais je suis trop loin pour les détails. J’ai appris à me raser en me contorsionnant de manière à toujours avoir la lame sous les yeux. Le truc, c’est de ne bouger que la tête.

Je scrute ma face mosaïque pour la millième fois histoire de vérifier si tout est bien en place ;si le fond de teint est lisse et uniforme, si la fragile masse de collagène étalée en dessous dessine bien le léger renfoncement que l’on s’attend à voir à la base du nez. Je ne peux rien faire pour la partie charnue des lèvres, mais les miennes sont si minces qu’avec un peu de veine, ça passera inaperçu à condition qu’on n’y regarde pas de trop près. Sauf qu’ils le remarquent toujours. Ou peut-être qu’ils sentent quelque chose de louche à travers cette couche de maquillage.

Ma mère me répétait que John Merrick sortait tellement de l’ordinaire qu’on avait fait un film sur lui. Elle oubliait que pour jouer un monstre, le réalisateur avait choisi un acteur derrière un masque.

Je dois me mettre sur la pointe des pieds pour réajuster le col de ma veste une dernière fois. Il est temps de partir.

Toujours le même rituel. Je baisse la tête quand je passe devant la large glace face à l’entrée tout en bafouillant un bonjour à l’hôtesse. J’attrape le numéro qu’elle me tend sans même croiser son regard et je me glisse dans mon box comme un reptile. Par réflexe, je tâte mon maquillage. Mes doigts laissent deux traces de fond de teint crème alors que je les essuie sur le fauteuil indigo. Malgré l’éclairage tamisé, toute la décoration exprime le besoin d’une séduction agressive. Elle rappelle la loi qui prime ici : tu es ce que l’on voit de toi. Sauf peut-être cette nuit ; cette nuit c’est l’exception ; cette nuit les règles changent et j’ai enfin ma chance.

J’ai fait toutes les soirées de ce pub. Celles pour les infirmières/patients et celles pour les végétariens. Les rencontres « Soleil Levant » et même la nuit « Am I gay ? ».

Une fois, j’ai loué un chien pour coller au thème « Animaux et Compagnie ».

Aujourd’hui, le club organise un speed dating à l’aveugle. La salle est plongée dans le noir. Les haut-parleurs bourdonnent et une voix nous explique que les hôtesses portent des lunettes infrarouges pour repérer les comportements déplacés. La rencontre dure sept minutes. À la fin du temps, les hommes doivent changer de siège en suivant les minuscules LED violettes sur le sol. Mon premier entretien ne commence pas si mal. Je suis à l’aise et les mots viennent sans problème. J’écoute à peine ce qu’elle dit ; tout ce qui compte c’est que je puisse parler. À la sixième minute, elle pose une main sur la mienne et plus aucune parole ne sort de ma bouche. Avec les filles suivantes, je ne desserre les dents que pour répondre par oui ou par non. Je les sens scruter mon visage à travers l’obscurité grâce à leurs yeux de hibou. Quand la dernière tente de toucher mes lèvres, je recule si vite que je bascule de ma chaise.

Derrière les verres teintés rouges de ses lunettes nocturnes, l’hôtesse m’aide à me relever puis me guide jusqu’à mon box : la séance est finie. Je note le code de toutes les filles sur la feuille. Si une seule d’elle écrit le mien, le club lui fournira mon numéro de téléphone...

Sales bêtes !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant