La bête noire [Julien Heylbroeck]

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 Julien Heylbroeck, novelliste régulièrement publié et co-anthologiste chez Rivière Blanche, nous invite dans un petit village paisible à la tranquillité mise à mal par une bête qui rôde dans les bois alentour. Suivez l’équipe qui devra découvrir la nature exacte de cette menace.

La bête noire [Julien Heylbroeck]

 De mémoire de la Mamo, personne n’avait jamais évoqué une telle bête. Même l’ancêtre du village ne trouvait rien à quoi la comparer. Y compris en puisant dans les légendes et les faits historiques qui remontaient à des générations, dont les tenants, héros oubliés, gisaient, poussières, au fond de sombres sépultures mangées par la mousse. L’heure était grave.

La vieille à la face parcheminée écouta, sans rien dire, le récit des chasseurs. Puis elle se redressa péniblement, posa son cornet acoustique, cracha au sol un reliquat de chique et secoua la tête. Elle ne parlait quasiment plus depuis des années, la Mamo. Ce n’était pas pour autant qu’elle n’avait rien à dire. Et chacun, au village, guettait ses hochements de tête, ses mimiques et ses rares prises de parole. L’œil torve, le menton pointu orné de quelques poils drus, la salive glissant le long d’une bouche édentée, ornée d’un unique chicot qui veillait, telle une sentinelle, jauni par les âges et le tabac, la Mamo avait tout de la sorcière. Elle était pourtant ce qu’il y avait de plus proche de la sainte locale.

L’un des chasseurs voulut lui demander de confirmer, il allait reprendre son récit, répéter encore à quel point la bête était grosse, comment sa silhouette avait fait frissonner les plus hardis des hommes, comment ses grognements, alors qu’elle fouissait la terre de son butoir, faisaient vibrer l’écorce des arbres, comment un éclat de lune avait accroché ses grès jaunis et tors, les révélant entre les buissons dans lesquels se terraient, terrorisés, ses compagnons. Et puis il y avait eu ces morts, horribles... Le chef du village, un barbu au chapeau fatigué, le stoppa d’un geste. Personne ne faisait répéter la Mamo.

Tout allait pourtant si bien, au village, jusque-là. Le temps passait, tranquillement, sans laisser de marque, sans troubler la vie des habitants. Isolé, ceint d’une épaisse couche protectrice de forêts impénétrables, le petit bourg était coupé du monde. Mais personne ne s’en plaignait. Du gibier, des champignons, des baies sauvages, des plantes médicinales, le bois de chauffage... Les bouillées alentours fournissaient tout ce dont le village avait besoin. Ou presque. Quelques bêtes, ici et là, paissaient sur les rares espaces déboisés, conquis de haute lutte sur la forêt. Et puis, de temps en temps, un petit groupe partait à la ville s’approvisionner. Les gens, ici, étaient simples, avaient peu de désirs qui ne concordaient pas avec le style de vie que le village proposait. Ou bien alors, ils partaient. Mais rares étaient ceux qui quittaient la communauté, à part les bannis. Quelque chose retenait les gens. La famille, leurs racines, la peur de l’inconnu, de ce qu’il pouvait y avoir derrière les arbres, du monde moderne, de la ville... Et la terreur, viscérale, de ne plus bénéficier de la protection.

Car ici, au village, depuis des lustres, plus personne n’était malade. Tout le monde vieillissait paisiblement, hiver après hiver, printemps après printemps. Parfois, il y avait quelques rhumes, des maladies liées aux froidures qui clouaient le souffrant quelques jours au fond du lit. Mais plus rien de vraiment sérieux. Les anciens s’en allaient, âgés, très âgés, si vieux qu’on ne comptait plus les années. Un peu par respect, un peu par appréhension. La crainte de réaliser qu’il se déroulait là quelque chose de pas très clair, de comprendre que la magie à l’œuvre n’était peut-être pas celle du bon et lumineux Seigneur. Mais après tout, pourquoi gratter la surface des choses si tout va bien ? Pourquoi fouiner pour trouver les explications de ceci ou cela... Tant que tout allait pour le mieux, l’important était de ne rien bousculer.

Sales bêtes !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant