Sales bêtes !

La condition inhumaine [Maniak]

 Maniak, artiste protéiforme aussi à l’aise avec les pinceaux qu’avec la plume, nous livre ce conte dérangeant, charnel, vénéneux : une plongée dans un monde différent, poreux, où les petites filles sont la proie de monstres mutiques...

La condition inhumaine [Maniak]

« À expulser les enfants de leurs rêves, les adultes les hébergent

dans leurs cauchemars... »

Abdel-Hafed Benotman - Les Forcenés

Lisa rampait sur le sol dur. Elle n’avait presque plus rien d’humain désormais, et ses nouveaux membres lui permettaient de se mouvoir avec bien plus d’aisance dans l’espace réduit. Elle émit des petits crissements de satisfaction en progressant dans l’obscurité, laissant derrière elle tout ce qu’elle avait un jour été. Quelque part, enfouie sous ses replis de chair brune, il lui restait cette toute petite étincelle. Le souvenir coloré de son passé. Tout lui paraissait tellement loin à présent, mais avant, avant tout ça Lisa avait été une jeune fille rose et sucrée. Puis quelque chose d’horrible était arrivé. Le soleil avait été remplacé par l’obscurité et le goût de la vie avait pris la texture d’un épais tissu enfoncé très profondément, jusque dans la gorge. Elle n’avait pas vu venir son ravisseur, elle s’était juste sentie bâillonnée et transportée en voiture, puis jetée sans ménagement dans un cachot et son monde tout entier s’était réduit à un placard plongé dans une obscurité gluante.

***

Dans le placard, l’espace était trop petit pour que Lisa puisse y tenir debout. Et il faisait bien trop noir pour qu’elle n’ait pas peur. L’obscurité était épaisse et collante, comme du sang coagulé, elle occupait toute la place et s’infiltrait partout. Lisa pouvait sentir le brouillard bilieux dans lequel elle était plongée essayer de lui lécher les joues de ses longs tentacules sombres. Sûre que les ténèbres allaient s’infiltrer en elle si elle ne faisait rien, elle ferma ses yeux le plus fort qu’elle put, serra ses dents à se faire mal et plaqua sa main bien fort contre ses narines. Mais l’obscurité réussit à trouver un moyen d’entrer en elle. Lisa sentait de longs blocs filandreux de nuit pure qui passaient par ses conduits auditifs, dans ses pores et entre ses cellules. Une fois à l’intérieur, l’entité d’ébène rampait dans les veines et les artères, se creusant un chemin de plus en plus profondément à l’intérieur de la fillette jusqu’à trouver sa place dans l’estomac, où elle restait, bien installée en une boule compacte, anxiogène et glaciale. Lisa savait que jamais plus cette boule de peur et de noirceur ne sortirait d’elle. À cet instant, le corps d’une petite créature déplaça les ombres devant elle.

Un mouvement si furtif qu’elle ne put le repérer que du coin de l’œil. Elle n’avait d’ailleurs rien vu de réellement concret, mais c’était comme si un petit bout d’obscurité s’était déplacé dans la nuit. Quelque chose de plus sombre encore. Quelque chose de dur et de lisse aussi, qui accrochait à présent le mince rayon de lumière qui perçait au travers des interstices entre la porte et les parois de son cachot. Un autre petit corps noir bougea à son tour. Puis encore un autre, qui passa en vrombissant devant elle.

Il y avait quelque chose enfermé avec elle. Les petits corps durs et luisants d’une multitude d’insectes rampaient sur leurs pattes dérisoires tout au fond du placard. Ils se montaient les uns sur les autres et gigotaient dans tous les sens. De temps à autre, l’une des bêtes prenait son envol et explorait la pièce dans un bourdonnement inquiétant, tournant autour de Lisa qui sentait la peur monter en elle. Son inquiétude se mua en terreur quand un gros lucane vint maladroitement poser ses pattes sur sa peau. Et ce lieu horrible lui devint subitement insupportable. Elle tambourina contre les parois comme elle put. L’exiguïté de sa geôle était telle que Lisa se cognait plus qu’elle ne martelait les murs, mais cet accès soudain de panique remua l’air, qui lui sembla un instant moins épais et moins étouffant.