Parasite [Vincent T.]

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 Auteur prolifique, notamment du diptyque L’Apocalypse selon le Prince Jean et Souvenirs (anthologie Fin(s) du Monde, 2012), Vincent T. nous invite à suivre le journal intime d’un explorateur perdu en terre étrange.

Parasite [Vincent T.]

Jour 1.

Ce n’est que machinalement que j’écris ainsi « jour 1 » sur ce journal que j’entends tenir. Quel que soit ce lieu où le destin m’a fait échouer, il ne semble pas régi par les lois naturelles et astronomiques communes. Ici, les nuits sont longues, interminables parfois, et les passages diurnes ne sont que des intermèdes impromptus, arrivant sans aube ni crépuscule, aussi soudains que brefs.

C’est sur une de ces plaques grisâtres, sorte de papyrus grossier, gisant à même ce sol rouge et crevassé, et se décollant en strates comme de l’ardoise, que j’ai décidé d’écrire mon journal. Pour toute plume, j’ai ce qui ressemble à un débris de charbon, ainsi qu’il me semble l’avoir identifié. Tout est si étrange, ici... Dans l’obscurité, je ne distingue guère que la forêt dans laquelle je me trouve. Un éparpillement de troncs tortueux et nus, à l’écorce faite d’écailles épaisses et larges, semblables à celles d’une pomme de pin, et s’élevant en arabesques vers une voûte céleste dénuée d’étoile. Le sol, nu de tout herbage, pourrait sembler aride s’il n’était souple et gras, comparable à de la glaise gorgée d’eau.

Alors que j’écris ces lignes, la soif m’envahit justement et, comme mû par l’instinct, je me sens attiré par cette terre que je sens palpiter de ruisseaux souterrains. Oui, déjà je lâche ma mine et mon ardoise, et je me jette au sol.

Jour 2.

Je me suis endormi, comme un nourrisson. C’est un nouveau jour, aussi brusque et bref que les précédents, qui m’a tiré de ma torpeur. Un ciel éblouissant, aux couleurs et aux ombres changeantes, qui déchire la nuit pour aussitôt se faire ravaler par elle...

Je me sens honteux. J’étais là, le visage à demi enfoui dans cette argile quand l’aube m’a surpris; à m’abreuver à cette rigole, à me laisser aller à cette soif sauvage et instinctive. Et inextinguible, aussi. Oui, malgré cette nuit que je sais longue, durant laquelle je n’ai eu de cesse de boire à ce cours d’eau, même durant mon sommeil, malgré mon ventre que je sens déjà plein du précieux liquide, j’ai encore soif.

Je prends le temps d’écrire ces quelques lignes, avant de me vautrer à nouveau dans une gourmandise, une rapacité, une luxure que la bonne âme chrétienne que j’ai été ne peut que réprouver. Je ne peux résister.

Jour 5.

Plein. Je suis plein d’eau. Je prends le temps de respirer, d’écrire, de penser. Je suis rassasié, je le sais, mais une voix au fond de moi, cet instinct primaire auquel je ne peux que me soumettre à brève échéance, m’appelle encore, et me demande de boire encore, de téter l’argile sous mes pieds pour en extraire le précieux nectar. J’ai changé de rigole, et cela a été mon seul mouvement, mon seul effort. J’ai rampé jusqu’au pied d’un arbre où, je le sentais sous mes membres, sous mon ventre gonflé, coulait un ruisseau. Tel un limier plantant son museau dans le terrier du lièvre qu’il débusque, j’ai planté ma tête dans un interstice, percé une souple épaisseur de terre, et me suis sustenté.

Jusqu’à maintenant, jusqu’à ce que le courage dérisoire d’arrêter me vienne.

J’ai senti le sol trembler tout à l’heure, et le flux dans ma bouche qui s’amplifiait, devenait étouffant. J’ai retiré ma tête, et le ruisseau a affleuré en une flaque brune. J’en suis assoiffé, mais pour la première fois, je me rends compte que cette eau semble croupie, chargée de choses autres que de l’eau même. Mais l’avidité reste en moi, la soif reste vive.

Sales bêtes !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant