Manger les rêves [Romain d'Huissier]

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 Retour en terres nippones avec Romain d’Huissier, auteur multi-publié de jeux de rôles ainsi que de fictions (et co-anthologiste avec Julien Heylbroeck chez Rivière Blanche). Cette fois c’est le folklore local qui est exploré à travers le Baku, cette créature mythologique qui se nourrit des rêves.

Manger les rêves [Romain d’Huissier]

 Le jeune Tetsuya transpirait abondamment sous le dur soleil d’été. Son sabre de bambou à la main, il s’entraînait avec application en compagnie des autres jeunes fils de samurai. En tant qu’aîné et héritier du daimyo local, il se devait de donner l’exemple et accomplissait ses gestes à la perfection – tels que ses maîtres d’armes les lui avaient transmis.

Son esprit était comme un lac sans ride. Lors de ces séances d’arts martiaux, il ne s’autorisait à penser à rien. Il focalisait son âme sur les mouvements de son corps, afin d’en faire des réflexes de guerrier. Il bridait son imagination et ne lui permettait pas de le distraire par des pensées futiles. Et ce n’est que lorsqu’il eut terminé son kata qu’il consentit enfin à relâcher ses muscles, à libérer son esprit. Après avoir salué ses camarades – les enfants des vassaux de son clan –, Tetsuya prit congé et alla rejoindre son père afin de l’assister dans la conduite des diverses affaires du fief familial. Bien qu’il n’ait pas encore passé son genpuku – la cérémonie qui ferait de lui un adulte –, le seigneur tenait en effet à ce qu’il apprenne tout ce qu’il aurait à savoir pour lui succéder un jour.

Après ces longs et fastidieux débats, Tetsuya put enfin rejoindre son seul ami : le vieux moine Takuo, qui lui enseignait la sagesse du Bouddha. La religion venue d’Inde n’intéressait pas réellement l’adolescent, cependant la douce voix de son mentor avait le don de le plonger dans la sérénité. Et surtout, il n’y avait qu’en sa compagnie qu’il pouvait s’adonner sans réserve à sa passion secrète : la cérémonie du thé. Ensemble, vieil ascète et jeune samurai pratiquaient cet ancien art zen ; par des gestes simples mais empreints de sophistication, ils dressaient la table, disposaient les bols et la théière, triaient les feuilles odorantes. L’eau chaude se mêlait aux herbes vertes, le breuvage prenait naissance après d’innombrables tourbillons. Le silence n’était guère rompu que par de légers bruits de porcelaine déplacée. Alors, la dégustation pouvait commencer : le thé, boisson sacrée par essence, liait l’âme de Tetsuya à celle, si pure et généreuse, de son vieil ami et plus rien en dehors du petit pavillon blanc ne semblait exister. C’était là la vie à laquelle le jeune homme aspirait de tout son être.

La lune occupait le ciel, énorme et envahissante. Sa lumière bleutée striait l’atmosphère de ses pâles rayons, révélant fantômes et esprits – et surtout un en particulier. Quadrupède translucide nanti d’une courte trompe, le Baku flottait dans les airs et ses pattes de tigre le guidèrent directement vers le château du seigneur, vers la chambre de son fils aîné.

Le Baku avait l’eau à la bouche : gourmand des rêves d’autrui, il allait de maison en maison afin de dévorer songes et cauchemars. Il finissait chaque nuit avec le ventre tout rond, son estomac céleste plein de ces chimères qui berçaient – et parfois troublaient – le sommeil des mortels. Errant dans les parages, il avait senti une odeur alléchante : le doux fumet de rêves puissants, impérieux. Ceux d’une âme bien trempée, à n’en point douter. Quel festin il allait faire !

Laissant son long nez le guider, il vola prestement vers les appartements qu’occupait Tetsuya. Sa journée bien remplie, le jeune héritier dormait d’un sommeil profond et tout autour de lui rebondissaient des bulles transparentes, invisibles aux yeux des humains. Elles étaient comme des fenêtres sur le yume-do – le royaume des songes – à travers lesquelles le Baku pouvait contempler à loisir les illusions nocturnes dont il allait se repaître avidement.

Le premier rêve montrait un Tetsuya adulte sur un champ de bataille, son katana ensanglanté à la main. Autour de lui gisaient les innombrables cadavres des ennemis de son clan. Sa bannière flottait, glorieux symbole de la puissance de sa maison. Ouvrant bien grand sa gueule, le Baku avala tout rond la bulle sans même la mâcher. Il lui trouva un arrière-goût de cauchemar, en fut quelque peu étonné. Il flotta alors paresseusement vers une autre bulle : il y vit à nouveau le jeune endormi, dans son corps d’adulte, rendant la justice dans la salle d’audience du palais, des courtisans fardés à ses côtés. Encore une fois et sans même le goûter, ce rêve sembla au Baku refléter plus une peur qu’un désir profond. Tentant une nouvelle fois sa chance, il attrapa une autre bulle et y jeta un œil. Aucun doute sur ce qu’il y entrevit : dans ce cauchemar, Tetsuya se voyait vagabond, déchu, un simple ronin sans maître ni clan. Le pire sort qui pouvait attendre un samurai, pire même que la mort : une vie dans le déshonneur.

En dévorant ces rêves grisâtres, le Baku ne put s’empêcher de penser que le jeune noble semblait nourrir des ambitions bien peu conformes à sa caste... Ce que lui confirma la dernière bulle qu’il trouva. Celle-ci flottait haut, brillait fort. Elle n’était pas comme les autres, si translucides et promptes à s’évanouir. Au contraire, elle était tangible, solide, aveuglante de réalité. Le Baku voleta autour et y plongea ses yeux de rhinocéros. Un Tetsuya âgé vivait dans un monastère, le crâne rasé. Son visage ridé affichait une sérénité lumineuse, tandis qu’il remuait du thé fumant dans un sobre bol. Des moinillons se tenaient devant lui et imitaient ses gestes scrupuleusement. Cette image dégageait tant de quiétude que Tetsuya y ressemblait à un bodhisattva – un saint bouddhique.

Reculant vers la fenêtre, le Baku décida qu’il avait assez mangé pour ce soir. Un rêve aussi vivant méritait assurément plus que de servir de pitance à un esprit nocturne. Vision d’avenir, elle devait grandir dans l’âme du jeune samurai, jusqu’à le mener sur le chemin qui serait le sien. Alors l’esprit retourna vers les cieux, rapporta ce qu’il avait vu aux kamis qui veillent sur la destinée des hommes et s’assura ainsi que Tetsuya rencontrerait un jour son destin.

Il est ainsi des rêves qui méritent d’être nourris, à défaut de s’en nourrir.

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