Partie I

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Accoudée au bar de la guilde, je jetai une œillade à l'horloge murale. Plus qu'une heure. Dans une toute petite heure sonnerait le moment de l'apéritif et plus personne ne me prendrait pour l'alcoolique que j'étais devenue au fil des ans. Je ne sentirais plus ces regards lourds dans mon dos, emplis d'inquiétude, de questions et de jugement, je ne sentirais plus cette solitude grandissante, je ne sentirai plus mon esprit s'égarer vers de noires considérations. Dans une heure, je pourrai boire librement pour oublier, oublier ma vie monotone, ma mélancolie, mes angoisses, mes hésitations et mon appréhension.


Comme chaque midi, je balayai toutes ces sombres pensées en ignorant la présence de mes amis dans mon dos et je m'enfilai le contenu ambré de mon verre. Je ne grimaçai même pas en sentant la brûlure de l'alcool dans ma gorge. En le reposant sur le bois abîmé, je me rendis compte que j'avais un nombre de matinées de ce genre important à mon compteur. Tout avait commencé quelque semaines après la cérémonie durant laquelle on m'avait remis un prix pour mon roman, quand l'agitation était retombée. Un peu trop retombée. Puisque le plus grand mage maléfique de tous les temps venait de disparaître, les guildes noires avaient mit la clef sous la porte, emportant dans leur tombe l'ère criminelle qu'ils avaient instaurée. Les missions qu'on nous confiait alors ne valaient plus la peine d'être réalisée à plusieurs et, ainsi, nous avions commencé à nous éloigner les uns des autres. Après tout, une guilde est un endroit qui réunit les mages, leur permet de travailler en groupe, mais que faire quand le travail en question ne requiert qu'une seule personne? Alors, la guilde n'a plus raison d'être.


Mon regard mort rivé à une fissure dans le bois du comptoir, totalement fermée au monde extérieur, je sursautai violemment en voyant une main apparaître dans mon champ de vision. Si violemment, soit dit en passant, que mon tabouret bascula en arrière. Je me sentis chuter, comme dans ces rêves où on tombe d'une haute tour et que notre cœur remonte dans notre gorge; mais la fameuse main vola et rattrapa le barreau de ma haute chaise avant que je ne tombe à la renverse. Mon sauveur me stabilisa et, alors que je levai les yeux, soulagée de ne pas m'être ouvert le crâne sur le carrelage, je découvris mon héros dans toute sa splendeur : des cheveux quasi-hirsutes aux couleurs des champs de blé, une paire de mirettes aussi claires que le ciel mais aussi profondes que l'océan, un sourire en coin révélant une unique fossette à se damner, une cicatrice aussi sauvage que mystérieuse, une seule boucle d'oreille reflétant toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; il était à tomber.


- T'as une mine affreuse, constata-t-il en me détaillant de près. Une journée ne suffirait pas.


La magie disparut dans l'instant.


Délaissant ma chaise enfin sur ses quatre pieds, celui qui, en trois secondes, avait eu le temps de me faire peur, me sauver et m'insulter, s'installa convenablement sur sa propre chaise pour saisir mon verre vide. Il jeta un bref coup d'œil à l'intérieur en grimaçant. Je faillais lui demander quelle était la raison de sa visite à la guilde, mais je me retins en voyant le regard qu'il me lança. C'était LE regard, celui que me servaient tous mes amis depuis des mois. Je détournai les yeux de sa belle gueule d'ange pour les poser sur quelque chose qui me sembla bien plus intéressant, à savoir la bouteille d'alcool de l'autre côté du bar.


- C'était ton combientième?

- De la journée ou...

- Hé bien, me coupa-t-il dans un soupire. On a du boulot.


Fronçant les sourcils, je m'intéressai à nouveau à lui en lui jetant un regard oblique. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il pouvait bien faire là à mes côtés, il le savait, et il s'amusait vraisemblablement à me faire tourner en bourrique : son éternel petit sourire en coin en était le témoin le plus formel. Mais, puisqu'il s'amusait tant, il était bel et bien hors de question que je lui fasse un plaisir supplémentaire en le questionnant sur la raison de sa venue. Alors, je décidai de le laisser seul à son excitation évidente et de changer radicalement de sujet :

Une étincelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant