Préface (Ludovic Klein)

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PRÉFACE

La Fin du Monde est partout. Pour la première fois de l’histoire de l’Humanité, nous avons une échéance de fin du monde à très court terme : 50 ans, un siècle tout au plus et le réchauffement planétaire sera définitivement installé, déployant la batterie de ses effets dévastateurs. Et le paradoxe est que l’on nous dit : « aujourd’hui est une étape capitale, si nous ne faisons rien la catastrophe sera inévitable » Et c’est précisément ce que nous faisons : rien. Strictement rien n’est fait pour nous assurer un avenir. C’est comme une grande nappe de présent qui a dévoré tout futur : les horizons se sont réduits au minimum, le court-terme s’ajoute au court-terme. Notre absence de réaction, aberrante au regard des enjeux, rend plus certaine encore la ruine finale. Mais cette ruine certaine est rejointe par d’autres effondrements annoncés, tout aussi dévastateurs  : crise financière, crise écologique, crise nucléaire, crise politique et sociale, crise alimentaire... Le monde croule de partout.

Et pourtant nous vivons. Nous sommes au cœur de la destruction et rien ne transparaît. Jour après jour les vagues des nouvelles viennent échouer à nos pieds ; nous les regardons, navrés, puis nous oublions. Jamais la Fin du Monde n’a été aussi présente, et aussi absente. L’Homme est devenu pessimiste pour le collectif, mais invariablement optimiste pour son propre sort : tous les autres mourront, je survivrai[1].

C’est dans le refus de cet aveuglement volontaire qu’est née cette anthologie : la Fin du Monde, nous devons tenter de la saisir, de la toucher du doigt, sans craindre de se brûler. Nous devons en parler, de ce moment fascinant où l’Histoire humaine s’arrête, où le monde sort du temps humain pour s’enliser dans des masses de temps sans fin. Un grand calme, un grand silence là où les hommes ont déserté. Nous devons essayer d’approcher cet inapprochable.

Nous devons anticiper cette Fin du Monde. Chaque texte sera une proposition pour en finir une bonne fois pour toutes, en beauté ou en souffrance, dans l’écrin des mots et des lignes. Le dernier feu d’artifice, avant l’échouage sur le lieu même où la parole s’achève ; la dernière fiction, là où toute fiction s’achève... Mieux : chaque texte déposé sera un avertissement. Un exorcisme. Écrire la fin du Monde, c’est d’abord l’empêcher : chaque possibilité de fin est emprisonnée par sa fixation sur la feuille, dans le fouillis des signes typographiques, la mort s’abat sur les phrases, mais elle épargne l’Homme vivant. C’est ce que sous-entendait Bradbury quand il disait « je n’essaie pas de prévoir l’avenir ; j’essaie de l’éviter ».

Ainsi les nouvelles réunies ici sont des pièges à Apocalypse, à la fois ludiques et tragiques. Certaines iront verser dans le grotesque le plus total, ultime pantalonnade et pied de nez à l’Éternité (l’effervescence de Youpi, on va tous mourir !, le cynisme de Je meurs comme j’ai vécu, la brièveté rigolarde des deux Clic, la vigueur frénétique et transgressive du Club de la Fin du Monde), quitte à croiser parabole et réalité (Le Carnaval de Cobalt, De Terre et de Sang). D’autres relateront l’agonie des derniers survivants et de leurs espoirs de continuation (Le diptyque désertifié L’Apocalypse selon le Prince Jean / Souvenirs, la brutalité survivaliste de Khao-Okh). Il y a toujours l’éventualité de rester au plus près de soi, de s’observer face au vertige de l’anéantissement (Bibliophobia, Ma fin du monde, Émancipation) qui peut déboucher sur l’exploration des états limites de la perception, entre folie et refondation du monde (Noxos, Canicule).

Tous ces récits sont comme des jets de lumière de lampe-torche dans le ravin, espérant trouver des survivants, fouillant les ténèbres, avant l’extinction définitive des feux.

Nous vous en souhaitons bonne lecture. Et souvenez-vous : tant que nous aurons des mains pour écrire, des yeux pour lire, et des cerveaux pour penser, malgré notre sidération devant la grande énigme des temps et de leur fin prochaine, devant l’insuffisance de nos voix mille fois moins fortes que l’Océan qui menace de nous engloutir, nous pouvons encore résister et crier que nous existons.

Ludovic Klein

Vice-President de l’Association « Les Artistes Fous »

[1]C’est pour cette raison que la fin du Monde est si étroitement associée à sa propre mort : l’univers disparaît puisqu’on n’est plus là pour le percevoir. La mort, l’effondrement intime et la cessation des fonctions vitales deviennent ceux du monde.

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