Bibliophobia (Mathieu Fluxe)

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BIBLIOPHOBIA


« Everybody knows it’s coming apart
Take one last look at this Sacred Heart
Before it blows »

(Leonard Cohen, Everybody Knows)


C’était l’été où j’ai perdu mes dernières illusions. Depuis, j’ai envie de gerber à chaque fois que j’aperçois un livre. On peut dire ce qu’on veut, que c’est dans ma tête ou d’autres conneries dans ce genre. La vérité, c’est que je suis le seul à savoir ce qu’il s’est réellement passé. Ce n’était pas la fin du monde, enfin pas vraiment, mais ça a été une fin quand même.

Il y avait cette fille, là, Angélique. J’en étais dingue, barjo comme tu ne peux l’être qu’à 14 ans. À ce stade, mon état était plus proche de la psychose que de l’amour véritable. Le genre de truc qui te fait réorganiser ta vie entière autour de ton fantasme. La paranoïa te pousse à décortiquer tout ce qu’elle dit et tout ce qu’elle fait. Tu tritures ça dans tous les sens. Un coup tu y vois un signe qui te rend fou d’espoir et l’instant d’après tu te retournes la tête et tu as envie de te tirer une balle. Tu y réfléchis toute la nuit, tu répètes son nom et tout ce que tu récoltes, c’est une gueule d’enterrement le matin. Tout ça pour trois ou quatre mots qu’elle a certainement sortis au hasard. Quand j’y pense, je suis incapable de trouver quelque chose d’exceptionnel chez elle ; elle s’est seulement trouvée là au moment où j’avais toutes mes frustrations d’adolescent prêtes à exploser à la face de la première fille que je rencontrais. J’imagine qu’on doit tous en passer par là à un moment ou un autre, histoire d’équilibrer un peu les choses et de se rendre compte que ce n’est pas comme ça que ça marche. Mais c’est pareil avec tous les trucs importants, tu ne les comprends qu’après.

Alors, tous les machins un peu tarés qu’on peut faire dans ces cas-là, je les ai faits. J’en ai même faits plus. Je ne peux parler que de ce dont j’ai le moins honte. Par exemple, j’ai passé la moitié de l’été à me lever à pas d’heure juste pour me trouver sur sa route le matin. Comme si j’avais un truc important à faire à cette place et à ce moment. Je ne me demandais pas ce qu’elle foutait dans ce quartier. Je l’ai dit, je n’en étais pas à réfléchir si loin, j’ai vu un moyen de la croiser tous les jours, alors j’ai foncé.

Si j’ai choisi de raconter ça, c’est parce que c’est un des rares plans qui n’ait pas foiré. On a fini par parler sur le chemin. D’abord le matin, ensuite le soir aussi. Et puis ça s’éternisait un peu plus. On se séparait et on se rejoignait toujours au même endroit. Au carrefour, elle partait à gauche et je continuais tout droit vers un job d’été qui n’existait pas. Et un jour, je l’ai presque embrassée. Presque. Je le sentais tellement bien que j’ai fini par tenter ma chance. Des jours que ça me trottait dans la tête. J’imaginais tout plein de façons différentes, les mots à dire et tout. Ceux qui n’ont pas vécu ça ne peuvent pas comprendre ce que ça m’a coûté. J’étais plus qu’à quelques centimètres et je pouvais capter son odeur. Elle sentait encore l’odeur de l’enfance, toute simple, pas comme celle que les autres filles portent parce qu’elles pensent qu’elles pourront passer pour des femmes. Au moment où j’ai commencé à y croire elle a complètement disjoncté. Ok, c’était un peu maladroit, mais il n’y avait pas de quoi se barrer en chialant. Je me suis retrouvé comme un con, à chercher à comprendre où j’avais merdé. Pourtant, c’est un de ces souvenirs qui me restent : je n’ai plus jamais été aussi près d’elle.

Les types un peu malins savent quand un coup est foiré. Moi, je n’étais pas très malin à l’époque. Quand j’ai vu qu’elle partait plus tôt pour essayer de m’esquiver, je l’ai suivie. Angélique passait ses journées dans une maison un peu minable à quelques blocs de là où on se séparait. Une dizaine de personnes, toujours les mêmes, la rejoignait là-bas. À l’entrée, sur une petite pancarte plantée dans une herbe qui n’avait pas été tondue depuis un siècle, on pouvait lire : Église universelle de Sancta Maria Goretti. Et moi, je n’étais même pas baptisé...

Fin(s) du MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant