Voilà la troisième séance avec le nouveau professeur et il n'a jugé bon que maintenant de nous demander à ce que nous nous présentions à tour de rôle. Je n'aime pas prendre la parole en public. Mais, surtout, je suis en 2e année de droit et bien plus âgée que mes autres camarades. J'ai honte d'attirer davantage l'attention sur moi. Parce que oui, ceux qui me connaissent me dévisagent tout le temps lorsqu'ils me croisent dans les couloirs de l'Université.
Pour cause, je suis souvent absente. Alors, à la fin des amphithéâtres ou des ateliers, j'attends les autres étudiants pour leur demander les instructions des différents travaux à réaliser. Je dois avoir l'air bizarre. Une fois, une étudiante que je trouvais plutôt souriante et que je consultais le plus souvent car elle avait l'air accessible et agréable, me dit :
— Mais je ne suis pas ton assistante. Tu ne notes pas ce que dit le professeur?
Elle avait raison.
C'était mon tour. Je me touche nerveusement les cheveux alors que tous les regards sont rivés sur moi. Moi, la marginale de cette promotion.
— Bonjour à tous, je m'appelle Hela El Andolssi. J'ai 26 ans et j'ai choisi la spécialisation en droit privé.
Le professeur m'interrompt bien que je n'allais rien ajouter à cette maigre introduction.
— Tu as fait des études de Lettres auparavant? me demande-t-il.
Au vu de mon grand âge comparé aux autres étudiants qui avaient en moyenne 22 ans, il devait se demander si j'avais fait d'autres études au préalable.
— Non.
Je répondis timidement face à cet élan d'intérêt pour mon parcours académique.
Silence dans la classe. Je pris alors conscience que la salle était glacée. L'hiver était bien installé depuis quelques jours et, comme tous les bâtiments à Kairouan, il était mal isolé. La grande Université de la ville ne faisait pas exception avec ses murs fissurés par les étés chauds et la moisissure rampante des multiples fuites des étages supérieurs. On entendait souvent les goutes tombées sur le sol pendant les examens.
Kairouan est une drôle de ville. Magique pour certains, sans intérêt pour d'autres car on s'y ennuie terriblement. Elle fait pourtant partie des joyaux de la civilisation arabe. Ancienne capitale d'un empire puissant, l'Ifriqya et abritant la première mosquée d'Afrique. La deuxième en réalité, la première est au Caire. Mais de par ses spécifiés architecturales, elle jouit d'une grande notoriété et, des gens du monde entier viennent la visiter chaque année. Kairouan c'est aussi une ville traditionnelle connue pour ses tapis et makrouds où les gens se connaissent bien et les loisirs sont limités (sauf peut-être le commérage). Le genre d'endroit où il fait mieux d'être discret afin de ne pas être le centre de toutes les discussions. Vous l'avez compris, je n'aime pas me faire remarquer.
Les présentations faites, le jeune professeur un peu mal à l'aise nous annonce que nous allons devoir travailler en équipe sur la rédaction d'une plaidoirie à lui remettre par écrit. Je trouve ça d'abord curieux. Une plaidoirie, c'est à l'oral non? Soit. Ca m'arrange, je n'aime pas prendre la parole en public. Il nous récite alors les instructions comme s'il les avait apprises par coeur.
— Vos plaidoiries porteront sur un cas que je vais vous soumettre en fin de séance. Sachez qu'il s'agit d'un concours commun à toute la promotion et qui vous permettra d'accéder à une récompense. Vos écrits ne seront pas corrigés par nous, les professeurs d'atelier, mais par votre professeur d'amphithéâtre, Maitre Khalil Fessi et son équipe.
Il marque une pause comme essoufflé par son débit de paroles. Puis, il reprend, plus sûr de lui.
— La récompense sera elle proposée et financée par le cabinet Ben Youssef, cabinet dans lequel vous le savez sûrement Maitre Fessi est l'une des plus grandes figures. C'est une opportunité en or pour vous de travailler pour un avocat de sa stature et pour le cabinet des affaires le plus prestigieux et influent de la capitale. Prenez au sérieux ce travail et représentez au mieux notre belle Université.
Il avait l'air fier de lui. Je pris un air amusé qu'il finit par remarquer. J'adoptais alors très rapidement un visage plus sérieux, comme à mon habitude.
Je ne connais pas Khalil Fessi et encore moins le cabinet Ben Youssef. Je ne vais jamais aux cours d'amphithéâtre l'après-midi, c'est pile l'heure à laquelle je dois prendre le relai pour tenir notre épicerie familiale. Je ne fais pas partie de ces étudiants en droit passionnés par la matière au point d'en connaître l'écosystème et les grands noms. Je fais des études parce que je veux un travail, certes intéressant mais pour lequel je serai respectée en société et qui me rémunèrera suffisamment pour ne pas me soucier des fins de mois difficiles. Donc, à ce stade, impressionner Khalil Fessi et ses collaborateurs ne m'importe que très peu.
Je regarde autour de moi, tout le monde a l'air de prendre ce travail à coeur. Je ne savais pas les étudiants tunisiens aussi sérieux et ambitieux. Il faut dire que beaucoup de mes camarades viennent d'autres villes du pays et de classe moyenne. Peu, comme moi, proviennent des classes les plus inférieures et souvent illettrées.
Les groupes se forment autour de moi. La fille à qui je demande habituellement les exercices à faire pour la prochaine séance, en croisant mon regard, se retourne complètement. J'ai compris, elle ne veut pas de moi dans son groupe. Je balaye la classe d'un seul coup d'oeil à la recherche d'un groupe en sous-effectif. Des étudiants semblent se rassembler sans se connaître, je m'approche d'eux. Ils sont trois et nous devons être quatre. Ils acceptent timidement.
Au moment de quitter la salle, mon professeur m'arrête.
— Hela, c'est bien ça? dit-il l'air peu sûr de lui.
Je hoche la tête, surprise par son interpellation. Qu'ai-je pu bien faire cette fois? Il reprend sans me regarder dans les yeux, cette situation me gêne.
— Tu t'en sors?
Je n'ai pas le temps de me demander pourquoi il me pose cette question ni même d'y répondre qu'il me dit sûrement pour clarifier sa démarche:
- Les examens de moitié de semestre arrivent bientôt et je voulais m'assurer que tout allait bien pour toi. Et si tu avais besoin d'aide...
Je dois froncer les sourcils car je ne comprends vraiment pas la raison de son interrogation. Nous n'avons eu aucun rendu noté depuis le début du semestre. Il remplace depuis quelques jours seulement notre professeure partie en congé maternité. Il n'a donc pas pu me voir attendre à la fin des séances les autres élèves pour leur poser des questions.
Face à mon silence et de manière un peu gauche, il découpe un bout de papier de son carnet posé sur le bureau et il y écrit Chedli Marzouk ainsi que son adresse mail. Il ajoute:
— Tu peux me contacter si tu as besoin d'aide pour la plaidoirie.
Je me sens vexée. Ai-je l'air d'avoir besoin d'aide plus que les autres? Ou...est-il en train d'essayer de se rapprocher de moi? L'idée me gêne, je prends le papier, le remercie timidement et disparaît rapidement de la classe.
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Hela et les tourments du passé
RomanceHela est une jeune femme de 26 ans au quotidien difficile dans la petite ville de Kairouan, en Tunisie. Elle doit concilier au quotidien ses études de droit, l'épicerie de son père âgé et handicapé, son frère Hossem, lycéen turbulent et son fiancé L...