Je ne sais ce qu'a voulu faire Melville avec ce livre, ou alors je ne le sais que trop.
Au moment de sa publication, l'Amérique est à l'établissement forcené d'une littérature nationale, vitrine de profondeur, reconnaissance d'ego pour l'estime de soi – parce que l'esprit pionnier et la religion ne suffisent pas toujours pour se sentir une dignité et une hauteur en tant que peuple. Il faut donc qu'un roman, pour y être célébré, exalte la vie typiquement américaine, notamment les paysages américains, l'histoire américaine, les émois américains – tous attributs assez superficiels d'une Nation qui se cherche une identité et qui s'efforce fébrilement à promouvoir sa marque esthétique et éthique dans l'espérance que cette marque existe bel et bien. Le sachant, je ne puis m'empêcher de discerner l'opportunisme – sauf à s'agir de sincérité naïve – avec lequel par exemple Cooper et Whitman en usèrent pour s'octroyer les faveurs d'un public attentif à rediriger sur lui une partie du prestige d'écrivains qui, jusqu'alors et faute de passé, lui avaient fait défaut et dont probablement le manque lui faisait un peu honte en matière de rayonnement complet. Au moins Cooper et Whitman, dans leur entreprise, ne manquaient-ils pas d'une certaine assurance mâle, d'un style volontaire et audacieux, emportés ou épanchés, et, certes, ils pouvaient ainsi faire croire à l'accidentel de leur désir de gloire en ce que le lecteur était envahi, narrativement ou lyriquement, par un ton de puissance fougueuse qui paraissait absorber tout reproche de carriérisme et arborer les indices d'un transport de bon aloi, d'une inspiration spontanée, d'une décision farouche et intègre d'abandon presque patriotique.
Or étrangement, Melville, dans ce livre, est nettement plus anglais qu'américain, et c'est peut-être ce que ses compatriotes ne lui pardonnèrent point. On y trouve bien nombre de signes typiques d'adhésion à l'Amérique, mais si effacés, si apparemment contraints et formels, que j'ai peine à m'y figurer plus que la manifestation d'un désir de succès de complaisance à l'égard d'un public un peu ignare, plutôt jobard, et soucieux surtout d'apparence thématique. Pourtant, c'est aisément qu'on devine sur ce point la maladresse – non : littéralement, le paradoxe – d'un auteur qui ne parvient pas à dissimuler son attachement à des valeurs sinon opposées, du moins distinctes des plus fameuses prétentions américaines : si le protagoniste tire son origine d'aïeux s'étant battus pour l'indépendance – on l'espère alors un farouche démocrate –, il conserve tous les traits d'un aristocrate poudré que l'auteur semble naturellement préférer à la geste bravache et impulsive d'un révolutionnaire ; le décor est certes un berceau de nature admiré que jouxte une montagne fière, néanmoins c'est à peine si ce paysage existe pour plus que la parure, que l'illustration éventuelle d'un graveur et que quelque intention symbolique à l'usage de critiques distingués, il n'en est guère question, ni de cet esprit libre, franc, voire moqueur, qui caractérise tant l'emprise des espaces sauvages sur la mentalité américaine, ni de cette morale carrée, où tout est grossièrement taillé et résolu d'avance, et que dessine avec tant de caricature flatteuse la légende américaine convoitée des Américains ; Melville ici se montre sans doute trop fin, inappréciable à un vaste pan empressé de ses lecteurs contemporains et compatriotes qui ne rencontrent pas le caractère hardi et fanfaron, avec décision nette et pure, du citoyen simplifié qu'il voudrait probablement promouvoir avantageusement à la face du monde. Le style même, dans Pierre, est curieusement shakespearien plutôt que pompier, avec des dialogues chargés de préciosités inconcevables aux modernes dans une veine euphuiste qui, du temps du dramaturge anglais, traduisaient déjà l'intention coupable d'abonder en effets de mode évidemment destinés à l'éphémère, mais dont ici l'usage anachronique et insistant, tranchant surtout vivement avec la narration moins ampoulée, devient quelque peu ridicule dans son invraisemblance outrée. Melville ne vit pas spirituellement aux États-Unis mais bien en Nouvelle Angleterre, ce dont, à vrai dire, je me moquerais, le talent n'étant d'aucun lieu, si ce n'était sa récurrence, justement, à faire du lieu commun, révélant par moments et surtout au commencement du livre l'ambition de complaire qui m'est fâcheuse ainsi qu'à tout artiste intègre.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Não FicçãoDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.