Gravité isochronique (rêverie)

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OAOOO... OA... O... O... Oooooo...

« Mes frères... »

La cathédrale de Pise résonnait des chants latins et de la béatitude de l'évêque, moins d'une heure plus tôt. Il faisait nuit sur l'Italie, et un moine tardif balayait encore l'église. La chaleur des cierges me brûlait les paupières. Pour la énième fois, j'entendais la voix de mon père, à l'intérieur de ma tête, qui me réprimandait sèchement : « Mon garçon, tu sais à quel point tes yeux sont fragiles ! ».

Et oui, c'est vrai qu'ils l'étaient. Pourtant, ce n'était pas cela qui m'empêchait de me rendre régulièrement dans l'enceinte de lieux sacrés comme celui-ci, sans doute parce que je n'avais pas grand-chose de mieux à faire de mon temps, sans doute parce que je ne savais pas quoi faire de ma vie. Une église, c'est silencieux. C'est religieusement calme. C'était d'ailleurs la seule chose qui me plaît, chez les moines ; ils ne parlent pas.

Dans une église, on est seul avec ses craintes, sa foi et ses doutes.

Avec ses rêves...

Ces rêves ; mes rêves. Jamais je n'avais eu l'occasion de les exprimer avant ce jour, ce jour où quelque chose de plus grand que moi-même avait enfin choisi de me frapper d'évidence, comme par un rappel à l'ordre. C'était presque la manifestation de ce qu'on peut appeler Dieu, quand on suppose qu'il existe ; mais c'était quelque chose d'encore plus puissant, quelque chose d'immuable, d'impénétrable, de seulement déchiffrable, peut-être, et encore, en y mettant une centaine de vies humaines.

C'était une loi. Une loi immortelle, universelle, et bouleversante de par sa gravité.

J'observais la flamme du cierge, vingt secondes avant l'impact. Vingt secondes durant lesquelles j'étais encore le jeune homme errant et anonyme que je me croyais destiné à rester. En supposant que le destin existe.

J'avais les mains dans les poches de ma veste usée par la négligence. Par le goût de rien. Je crois que c'était un reste du couvent, cette habitude de dédaigner ma mise. De me détacher du concret — du physique. Oh, comme cela a changé, maintenant !

Le moine balayeur venait de quitter la nef ; j'étais seul, parfaitement seul dans l'église, qui résonnait des seuls battements de mon cœur. Être unique en un lieu si grand, si majestueux, avait quelque chose de grisant ; mon pouls s'en était emballé. Repoussant derrière mon oreille une mèche de cheveux, j'ai eu un imperceptible sourire.

Et puis, la flamme de la bougie, juste en face de moi — celle que je fixais depuis un moment — celle-là même s'est brusquement éteinte.

Un sifflement, un peu de fumée, c'était tout : un projectile de la taille d'une goutte d'eau venait de la souffler.

J'ai levé les yeux.

Au début, je n'ai rien vu — enfin, rien de particulier. Il y avait le lustre de la cathédrale, là-haut, le plafond peint, et rien de plus. Ses bougies étaient encore allumées, lueurs vacillantes et douces dans la nuit. Et puis, j'ai reçu une goutte de cire sur le front, entre les deux yeux, et j'ai brusquement saisi — ou plutôt, j'ai été saisi.

Le lustre... Le lustre bougeait.

C'était de toutes petites allées et venues, des vibrations minuscules ; il se mouvait pourtant, c'était clair. Comment pouvais-je en être si sûr ? Difficile à dire. Je le savais seulement, comme je connaissais mon nom ; justesse diffuse et puissante.

C'était comme d'entendre encore les chœurs latins résonner entre les murs de la cathédrale, et de comprendre que parce qu'elle fait une voûte, la voix des moines y est naturellement portée. C'était comme de se dire cela, en sachant que ce n'est pas Dieu qui crée ce principe d'acoustique ; c'est l'acoustique elle-même.

Mais je n'ai pas fait que voir le lustre osciller, ce soir-là. Je l'ai vu osciller en rythme ; et ce rythme, c'était celui des battements de mon cœur. Je le sais, parce que j'ai porté deux doigts à ma carotide en même temps que je cette révélation commençait à me frapper, et que je l'y ai entendu. Boum-boum-boum-boum-boum-boum. Et tandis que cette découverte me parcourait les veines en un frisson, et que mon cœur s'accélérait, je commençais à voir le lustre bouger plus vite. Et plus vite. Et plus vite encore. Et maintenant, ses mouvements m'apparaissaient comme de plus en plus rapides, tandis que ma gorge, mes poignets et mon torse s'emballaient.

Nous sommes les maîtres, voilà ce que j'ai pensé. Nous, la nature, et tout ce qui est concret, physique, incontournable. Ce que nous appelons Dieu ne fait que s'adapter ; en fait, nous sommes aux commandes.

Le lustre se balançait maintenant, comme un pendu au bout de sa corde. Je commençais à imaginer les variables de sa trajectoire. Par fantaisie, je songeai à la Terre, la plate des théologiens, comme un organisme rond au centre duquel battrait un cœur, le cœur qui commanderait à mon lustre pendulaire, et à tous les pendules de son épiderme ; je me délectais du blasphème d'un soleil fixe, autour du cœur duquel le cœur de ma Terre, la planète ronde, tournerait, par la force d'une attraction et d'une répulsion...

Oh, comme le tribunal de l'Inquisition me ferait pendre haut et court, s'il découvrait que je l'ai même écrit ! Mais qui s'intéresse à moi ?

Pendant ce temps, le lustre balançait, à un rythme maintenant stable, et que j'étais sans doute le seul à percevoir.

J'ai murmuré :

- Le cœur de la Terre est empreint de gravité. Cela, le monde doit le savoir.

Mais je ne savais pas encore moi-même, exactement, ce que cela signifiait.

Une main sur l'épaule m'a tiré de ma rêverie ; le petit moine balayeur, sa tonsure n'arrivant pas à le vieillir, me signifiait qu'il était l'heure que je m'en aille. Les petites églises sont parfois ouvertes toute la nuit ; les grandes cathédrales, en revanche, ont leur argenterie et leurs horaires.

Je ferai des recherches sur la question, me suis-je dit en rentrant. Il y a des esprits libres qui ont sûrement dû s'y pencher. Voir en quoi Dieu a dû s'adapter.

Sur le chemin, j'ai croisé encore des gardes, des religieux, et puis même un seigneur qui se rendait, tard, on ne sait où. J'ai aussi vu des mendiants, des lépreux avec leur clochette, et puis j'ai senti l'odeur pestilentielle des rues populaires. J'ai encore pensé au cœur, au cœur de la Terre, et je me suis demandé comment ce monde-là, l'infection de son épiderme, pouvait encore l'autoriser à battre. Pouvait décemment laisser cet univers tourner.

Et pourtant... il tourne.

Pages BlanchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant