En espérant que le choix de photo ne vous choque pas...
*****
Pour la deuxième fois en trop peu de temps je pousse les portes de l'hôpital. Je me sens épuisée ; par ma nuit blanche, les émotions, le rythme de travail intensif que je m'impose pour tout porter sur mes épaules.
Une nouvelle fois cette odeur d'éther me prend au nez, je ne la supporte pas. Après m'être renseignée à l'accueil sur la situation de l'unité néonatalogie, j'arpente les couloirs aseptisés. Une énorme porte rose peinte de petits lapins m'indique que je suis arrivée à destination. Mes mains tremblent un peu lorsque j'envoie mon message « Je suis là ». La vibration reçue sur mon téléphone peu de temps après m'apprend que Neal vient à ma rencontre.
Mon cœur se gonfle d'une émotion indéfinissable lorsque je le vois arriver face à moi. On dirait qu'il a pris cent ans en une journée. Une expression nouvelle flotte sur les traits défaits de mon frère, un sentiment d'inquiétude et de fierté mêlée se lisent à présent sur son visage. Je m'avance vers lui, ne sachant que dire, que faire. C'est lui qui franchit le pas et me prends dans ses bras.
― Félicitations, je bredouille pleurant à moitié.
Nous nous écartons l'un de l'autre et je m'essuie les yeux d'un revers de main. Les pupilles de Neal brillent également.
― Comment va Kelly ? Et le bébé ?
― Kelly est très fatiguée mais elle a voulu rester toute la journée avec James, elle tire son lait pour lui donner. C'est très bénéfique pour les prématurés à ce qu'il parait. James... Il est tellement petit, si tu voyais ! Il est sous assistance respiratoire pour ne pas qu'il se fatigue trop, mais les médecins semblent optimistes. On va aller le voir, il est branché de tous les côtés, tu ne verras pas grand-chose. C'est assez impressionnant mais c'est surtout pour vérifier ses constantes.
― Ok, dis-je mais je m'en mène pas large.
J'emboîte le pas à mon frère dans le couloir et nous arrivons devant une porte fermée. Il compose un code et ouvre l'accès à un passage qui indique « Couloir visiteurs, merci de respecter le calme ». J'arrive dans un couloir assez long et sinistre. Des vitres permettent de voir dans chaque chambre sans pour autant y pénétrer. Je trouve ça étrange de pouvoir passer devant d'autres familles, d'autres bébés, d'autres intimités, d'autres histoires. Neal s'arrête devant une vitre vers le milieu du couloir.
― C'est là, m'annonce-t-il.
Effectivement, un petit panneau écrit au feutre effaçable indique que « Bébé James » se trouve dans cette chambre. Il fait un signe de la main. De l'autre côté de la vitre, vêtue d'une blouse de papier jetable, j'aperçois Kelly installée dans un fauteuil vert. Sur son torse repose le plus minuscule bébé qu'il ne m'ait jamais été donné de voir. Elle m'adresse un sourire et j'agite la main sans savoir m'arrêter, les yeux rivés sur mon neveu.
Un petit tuyau passe dans son nez, un capteur à la lumière orangée part de son petit pied et des électrodes le relient à un appareil qui bipe sans que cela ne me dise rien qui vaille. Cela m'impressionne plus que je ne saurai l'admettre.
― Et il va rester là longtemps ? je demande sans arrêter de les fixer.
― Jusqu'à ce qu'il soit capable de respirer et manger seul sans se fatiguer, m'explique Neal. Le seul souci est que nous n'avons pas le droit de dormir dans la chambre, c'est un crève-cœur. Je vais devoir rentrer ce soir, et rien que de savoir Kelly seule d'un côté et James de l'autre, ça me rend fou.
Je lui serre fort la main comme toute réponse.
― Il a du sang O'Donnel dans ses veines, ça ne m'étonnerait pas qu'il les épate tous en reprenant vite du poil de la bête.
Neal rit doucement et je me sens fière d'avoir réussi cet exploit.
― Aussi, ne t'inquiète pas, je gère au cabinet, je ne veux absolument pas voir ta tête là-bas avant un bon moment.
― Merci Amy.
Nous restons un long moment à les observer à travers la vitre. J'adresse des pouces de victoire à Kelly à travers la vitre, ce qui la fait rire également. Lorsque je rentre chez moi, je suis lessivée. Je me suis arrêtée prendre mes sempiternels sushis.
― Je suis tata ! j'annonce fièrement à M. Fujiwara.
― « Aucun trésor ne surpasse l'enfant » me répond-t-il en me tendant ma commande.
― C'est bien vrai ! Merci, passez une belle soirée.
Je m'écroule littéralement de fatigue sur mon canapé. Je dors d'un sommeil lourd et sans rêves.
Le lendemain, je me réveille en sursaut au son de mon alarme matinale. Je saute dans mes vêtements, attrape de quoi grignoter dans mon placard et file directement au travail. Il faut que j'évalue la situation. Mon père absent, Neal absent, je ne vais pas pouvoir tout gérer. Des décisions s'imposent. Je ne concerte pas mon père, car je suis quasi certaine de ne pas obtenir son accord. De toute manière, il est trop faible pour décider quoique ce soit.
― Mary, dis-je en m'adressant à la secrétaire. Jusqu'à nouvel ordre, nous ne prenons plus de nouveaux dossiers.
Elle m'observe les yeux ronds comme si j'étais folle à lier. Après un instant de perplexité, elle prend note de mes instructions. Décaler toutes les audiences de février et mars à une date ultérieure, prioriser les urgences, passer une annonce pour une embauche. Je ne lève pas le nez de la matinée, je ne fais aucune avancée notable dans les dossiers en cours mais je m'assure de mettre en place une organisation qui tienne la route.
Je suis très étonnée lorsque je vois mon frère passer la porte du cabinet sur les coups de neuf heures. Il a repris forme humaine depuis la veille, ses cheveux sont savamment coiffés, décoiffés et il a retrouvé sa classe habituelle.
― Mais qu'est-ce que tu fais là ? je le réprimande.
― Oh du calme, j'ai dû rentrer dormir à la maison, et j'ai voulu m'assurer que tout allait bien ici avant de repartir à la maternité.
― Je gère, dis-je complètement échevelée.
Je lui explique brièvement mon plan d'attaque et je vois dans ses yeux une once de fierté qui fait du bien à mon égo. Je le sens rassuré. Nous prenons rapidement un thé ensemble en parlant de James. Et de Kelly. Neal se lève pour prendre congé, non sans avoir rajouté quelques dossiers sur la pile « à reporter ».
― Tu as fait un boulot épatant Amy. Merci beaucoup !
― Allez, file, dis-je super gênée. Et embrasse Kelly et James pour moi.
La semaine défile sans que je ne lève le nez. J'abats le travail comme un bûcheron abat des arbres, c'est-à-dire vite, dans un rythme insoutenable et sans état d'âme. Je reviens même samedi sur mon repos pour m'avancer. J'ai étudié les Curriculum Vitae reçus suite à l'annonce et j'en retiens deux. Je n'ai jamais fait passer d'entretien d'embauche de ma vie, j'espère ne pas me tromper dans mes choix.
Je n'ai pas eu le temps de retourner voir mon neveu, ni de faire quoique ce soit d'autre. J'ai reçu de petites photos où on le distingue à peine sur mon téléphone. James va bien, le gros de l'orage semble passé. Il reste bien entendu sous surveillance mais il ne perd pas de poids, à priori ses constantes sont bonnes.
Ma mère, égale à elle-même, a dévalisé les magasins de puériculture et gère le régime de mon père d'une main de maître. C'est juste lorsque le dimanche arrive et que je choisis, pour une fois, de le passer vautrée dans mon canapé que je réalise l'immense fatigue qui me tombe dessus.
VOUS LISEZ
Prendre son envol
General FictionAmy, avocate en Irlande, travaille dans le cabinet familial "O'Donnel & Associés", aux côtés de son père et son frère. Son avenir est réglé comme du papier millimétré, tout a été planifié et pensé. Sa famille gère sa vie professionnelle et même priv...