Mais comment ai-je bien pu me fourrer dans cette galère ?
Hier encore, je projetais de m'échapper de ce trou à rat qu'était Kell am See, avec armes, vivres et médicaments, et surtout, seul. Me voilà finalement équipé d'un simple couteau émoussé et obligé de partager mes provisions avec Tanya. Je profiterais bien de cette nuit pour m'éclipser, mais est-ce bien raisonnable ? Pas que l'idée de la laisser à son propre sort me dérange, mais c'est elle qui a le fusil d'assaut, pas question de partir sans. Je le lui ai demandé dans la journée, poliment la première fois, puis fermement la seconde, avant qu'elle ne me braque avec en me criant dessus. À ma troisième tentative tout à l'heure, plus diplomatique, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'elle nous mettait tous les deux en danger. Ce matin encore elle confondait les modes safe et rafale du sélecteur de tir, alors comment être sûr qu'elle aura les bons réflexes en cas d'attaque ? Une fois encore, refus catégorique : « Tu me saoules ! Je sais m'en servir, Lisbeth m'a appris ».
Louée soit Lisbeth et ses saints enseignements.
Me voilà donc relégué au simple rang de responsable logistique des denrées vitales, avec pour seule protection une femme bornée qui tient son arme comme on tient un sac de courses. Me voilà dans une situation d'interdépendance mutuelle m'obligeant à collaborer avec une novice de la survie, pas vraiment ce que je projetais hier, donc. Et ça pourrait durer longtemps si dans son sommeil elle s'accroche à son arme comme elle le fait depuis ce matin. Vu son niveau de nervosité, songer à m'en emparer dans la nuit c'est risquer de prendre une balle par accident.
Franchement, je n'aurai jamais assez de patience pour lui faire comprendre comment marche la survie avec moi. Si elle a bien intégré la notion de discrétion durant la marche, elle a en revanche du mal à comprendre que cela s'applique également aux pauses. Je lui ai pourtant expliqué que pour se reposer dans de bonnes conditions, tout en restant à l'affût de la moindre menace, nos haltes devaient être silencieuses. Mais dès qu'elle pose son cul, c'est précisément le contraire qui se produit. Alors, qu'elle me fasse part de ses douleurs aux pieds ou de je ne sais quels autres maux, admettons, passe encore. Mais qu'elle ressasse sans cesse les tragiques évènements d'hier soir tout en étalant ses états d'âme, là ça me gonfle.
Elle est encore sous le choc du massacre, massacre dont elle s'attribue la responsabilité. Elle se repasse toute la chronologie à haute voix et se demande à chaque étape-clé de l'histoire si elle n'aurait pas pu faire quelque chose pour empêcher ou stopper la tragédie. Je connais très bien l'état dans lequel elle se trouve, j'y suis passé moi aussi, dans une autre vie. L'armée avait bien mis en place des structures spécialisées pour nous aider, mais leur but n'était que de rafistoler nos esprits traumatisés tant bien que mal pour nous avant de valider notre retour express au combat. Je n'ai pu compter que sur moi-même pour surmonter cette épreuve. Vu les circonstances, il est donc normal qu'elle ait besoin de parler à quelqu'un, de se confier, d'expier ses fautes. Seulement le problème, c'est que je suis le seul quelqu'un dans le coin. Alors j'essaie de ne pas prêter attention à ses lamentations, espérant qu'elle finisse par changer de sujet. Mais elle finit toujours par me prendre à partie en me demandant ce que j'aurais fait à sa place. Il ne vaut mieux pas qu'elle sache...
Moi et ma vision du verre à moitié vide, il faudrait que j'apprenne un peu à positiver. Malgré ses défauts, je dois bien admettre qu'elle a été de très bon conseil lors du choix de notre itinéraire après notre fuite. Sans elle, j'aurais pris la direction du sud, tout droit vers Weiskirchen, petite ville miraculeusement épargnée par la guerre à une demi-journée de marche où près de deux-mille survivants, pour la plupart ex-réfugiés ayant fui les combats de la région, se livrent à une véritable guerre au sein même de l'agglomération. D'après elle – comprendre Lisbeth – ils se seraient regroupés en une multitude de petits clans, défendant farouchement leurs territoires, allant de la simple ruelle à plusieurs quartiers, et attaquant à vue quiconque passerait à portée. Rien d'autre que de pauvres gens livrés à eux-mêmes et devant se battre pour survivre au jour le jour. Contourner le problème ne m'aurait pas dérangé, mais à les croire – comprendre cette fois les récupérateurs de Lisbeth – le reste de la zone serait tout aussi dangereux. Les rares parmi eux s'étant aventurés plus loin auraient même prétendu que cette insécurité empirerait à l'approche de la frontière franco-allemande et de ses immenses champs de bataille. Tout cela paraît très approximatif, surtout lorsqu'il s'agit de paroles rapportées d'autres paroles, mais comme j'hésitais entre le pays du fromage et l'autre pays du fromage, ces récits m'ont permis de trancher. Ce n'était pourtant pas le résultat qu'attendait Tanya en me racontant tout ça. Elle voulait aller à Birkenfeld, une ville à l'est de Kell am See, à environ une grosse journée de marche. Je ne lui ai pas demandé pourquoi celle-ci plus qu'une autre, ça ne m'intéressait pas. Tout ce que j'ai vu c'était le chemin pour y aller, totalement à l'opposé des côtes qui me permettraient d'embarquer pour mon pays natal, loin de ces terres irradiées remplies de cinglés. Elle a protesté : « Mais que penses-tu trouver là-bas ? Tu crois vraiment qu'il y a encore des bateaux qui attendent gentiment le retour des paumés dans ton genre pour les rapatrier chez eux ? — Tu proposes quoi, prendre l'avion ? — Parce que tu t'imagines pouvoir trouver un navire capable de traverser l'océan ? — Pourquoi pas, on parie ? » Et on a parié : plus de discussion quant à mes choix d'itinéraire jusqu'à ce que l'un de nous deux ait raison, et s'il s'avérait que ce soit elle, ce serait alors à moi de la suivre sans rechigner. D'ici là, je vais avoir la paix durant les deux ou trois semaines de marche qui nous attendent, si tout va bien. Et quand on approchera des côtes elle me remerciera de pouvoir rembarquer pour le Royaume-Uni. D'ailleurs, ça fait un moment que je ne l'ai pas entendue. Faut dire que nous n'avons pas dormi de la nuit et marché presque toute la journée, la fatigue commence à sérieusement se faire sentir.
Petit regard discret par-dessus mon épaule.
Elle traîne des pieds derrière moi, tête baissée, mitraillette en bandoulière, les mains posées dessus comme s'il s'agissait d'une vulgaire sacoche de voyage. À sa démarche saccadée je comprends que ses jambes peinent à la maintenir debout. Cette traumatisante nuit blanche mêlée à son fort sentiment de culpabilité sont en train de la transformer en zombie.
Il faut que j'arrête de ruminer. Faisons une pause, encore une.
— On s'arrête dix minutes. Prends le temps de te reposer, et bois un peu, il faut que je regarde la carte.
Pas de réponse. Elle se contente de bifurquer vers le bas-côté de la route. Sans un mot, ni un regard, elle se laisse tomber sur les fesses en soupirant lourdement. Au moins j'aurai la paix cette fois.
Je pose mon barda près d'elle, mais pas trop, il ne faudrait pas qu'elle y voie une volonté de ma part d'aborder à nouveau les sujets qui la préoccupent. Et j'ai de toute façon besoin de me concentrer sur notre itinéraire. Ouverture de la pochette avant de mon sac à dos et rapide fouille pour en sortir la carte de Walter. Je la déplie et la pose sur mon sac. Si je ne me suis pas trompé, nous suivons toujours le tracé de l'autoroute 1, direction nord. Elle doit être de l'autre côté de ces bois, mais pas question d'aller vérifier, fini les grands axes. On va donc continuer sur la 52, peu fréquentée, nous n'avons pour le moment croisé qu'un petit groupe encore plus paumé que nous. Elle rejoint plus loin au nord une plus petite route, qui elle, traverse l'autoroute. Ce sera un bon point de repère. Après ça, facile, on prend plein nord jusqu'à la Moselle.
— Alors ? On est perdus ?
Sa voix fébrile en dit long sur son état physique et mental. Il n'est pas qu'à moitié vide, son verre, il est complètement à sec.
— Pas du tout. On devrait arriver sur la rive sud de la Moselle dans, disons, deux heures, peut-être moins.
Ses yeux cernés me fixent, mais son regard est vide. Ce n'est plus la Tanya farouche que j'ai connue ces deux dernières semaines. Quelque chose en elle est mort dans cette révolte.
Ce serait pas mal de la secouer un peu.
— La Moselle. C'est une rivière.
— Oui ! J'avais compris. Et après ?
— Après ? On cherche un endroit sûr pour passer la nuit. On sera tout proches d'un de ces deux villages.
Elle a regardé mon doigt pointer sur la carte tour à tour Riol et Mehring, sans écouter. Elle acquiesce d'un signe de tête, sans un regard, et se rassied, sans un mot. Elle boit dans sa gourde, sans envie, puis attend, sans but. Je suis inquiet. Son état est préoccupant, tant pour elle que pour moi.
Et ce dos, toujours douloureux depuis hier soir. Mon visage n'est qu'un énorme hématome, je peux à peine le toucher, et mon oreille me lance. Il aurait vraiment pu me l'arracher ce con.
Je termine de remballer mes affaires et me lève.
— Allez. Plus vite partis, plus vite arrivés.
Elle se remet debout, sans conviction, et reprend la route, sans m'attendre. J'ai peur d'avoir sur-estimé son état. Ce matin encore il lui restait assez de force physique et morale pour pester, pleurer, regretter et haïr. Mais là, c'est comme si le désespoir l'avait rongée de l'intérieur tout au long de la journée pour ne laisser qu'une coquille vide. Nous avons eu de la chance aujourd'hui de n'avoir croisé que ces quatre types, qui semblaient d'ailleurs tout aussi surpris que nous de voir du monde sur cette petite route. Toujours est-il que nous venons de passer une journée tranquille. Mais demain ? Que se passera-t-il si cette fois notre route croise celle de personnes prêtes à tout pour survivre un jour de plus ? Je ne comptais déjà pas sur ses compétences en armement pour nous défendre, mais vu son état dépressif, je crains qu'en cas de mauvaise rencontre son unique réflexe soit de fondre en larmes en les suppliant de nous épargner. Lui laisser son arme est bien trop dangereux, pour elle comme pour moi. Impossible d'anticiper ce qu'il pourrait se passer si une pulsion suicidaire lui venait subitement. Il me faudra prendre une décision ce soir.
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Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1
Science FictionAlors que la Troisième Guerre mondiale fait rage, le monde bascule dans l'escalade nucléaire le 21 septembre 2037, « The Enola Day ». Le conflit dure quelques mois, suffisamment longtemps pour défigurer la planète. En Europe, un immense territoire s...