Chapitre 15.3 - Parcourant les chemins, ceux de la résilience

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« Tanya Rinnor, le 28 mai 2039, 14h, environ, à Lauterecken. Nous devrions être sur la route depuis ce matin, mais je suis la seule debout à cette heure. Billy et Joost sont encore couchés, assommés par la cuite qu'ils ont prise hier soir. Il y avait une bonne ambiance, mais j'ai préféré aller me coucher lorsqu'ils ont sorti la deuxième bouteille. J'étais déjà bien amochée et voulais être en forme pour le lendemain, et il y avait ce type qui me collait... Je ne sais pas ce qu'on a bu, seulement qu'il s'agissait d'alcool fort, un truc allemand. Joost ne voulait passer qu'une nuit ici, mais vu leur état, nous allons de toute évidence rester une journée de plus.

Soupir.

— Je ne me sens pas bien à Lauterecken, les gens se comportent bizarrement avec nous. On ne peut pas dire qu'ils ne sont pas accueillants, c'est même tout l'inverse, mais ils nous regardent comme si nous étions des célébrités. Joost vient souvent leur rendre visite. En fait, dès qu'il passe dans la région il fait un détour par ici. C'est amusant de voir comment les hommes établissent leurs niveaux de priorités. Prendre une heure pour aider des passants à retrouver leur chemin, c'est le drame, mais perdre une journée entière pour aller boire un coup, là il n'y a aucun problème.

...

— À chacune de ses venues, Joost échange des doses de Talium contre des vivres. Certains privilégiés de Lauterecken ont donc accès au produit, ce qui n'a pas tardé à se faire savoir parmi le reste de la communauté. Du coup, la population se plie en quatre pour être aux petits soins de ceux qui leur apportent le précieux sérum. Ça me dérange, j'ai l'impression de profiter de la situation. Ce n'est pas comme s'il s'agissait d'alcool ou de friandises, on parle du Talium, ça sauve des vies ! C'est comme apporter une poignée de médicaments à tout un camp de réfugiés pour se donner bonne conscience, sans pour autant apporter de réelles solutions pour les aider. Certains nomment ça de l'humanitaire, moi j'appelle ça profiter de la misère.

Toussotement.

— Nous sommes un peu une vitrine de ce qui les attend une fois qu'ils auront tous accès au Talium. Encore faut-il que New Town en ait les moyens et que tout le monde puisse avoir sa part, car même si la vie semble plus douce ici, en tout cas moins dure, quelque chose cloche. Il n'y a pas de solidarité, pas plus que de chef d'ailleurs. Ici, votre statut social dépend de ce que vous pouvez troquer sur la place principale de la ville, là où toutes les transactions s'effectuent. Il y a les récupérateurs qui écument toute la région, les réparateurs et bricoleurs qui échangent ce qu'ils ont pu remettre en état, quelques cueilleurs qui parviennent à trouver de quoi manger dans les alentours, et les producteurs de nourriture qui, eux, font pousser différentes sortes de champignons dans les caves et élèvent de petits animaux, souvent des rongeurs et des chats. Il y en a même un qui s'est spécialisé dans une race de petits cochons que je ne connaissais pas. C'est ce que l'on nous a d'ailleurs servis hier soir, un met d'exception pour les visiteurs de marque que nous sommes...

— Tanya. Tu peux m'apporter la bouteille d'eau ?

Soupir.

Bruit de vêtements froissés.

Craquement de plastique.

Bruit de chaise et de pas.

— Tu la donneras à Joost après, je sens qu'il en aura besoin lui aussi.

— Merci de faire... ça.

— L'enregistrement ? Ça m'occupe.

Bruit de chaise.

Bruit de vêtements froissés.

— Je ne sais plus ce que je disais... Ah, oui. On a très bien mangé hier soir, et la chambre que l'on nous a donnée est confortable. Mais une fois de plus, je ne me sens pas à ma place. Ce matin en me promenant j'ai vu à quoi ressemble la réalité des lieux. Avec toute l'agitation qui règne dans les rues autour de la grande place, on ne fait pas forcément attention à eux, et pourtant, ils sont très nombreux les miséreux qui effectuent les basses besognes nécessaires au bon fonctionnement de la vie ici. Après avoir insisté, on a fini par m'expliquer qu'ils sont nourris et logés pour ça, ce qui peut paraître raisonnable à première vue. Mais quand je regarde comment d'autres vivent, comment nous avons vécu hier soir, je n'y vois que des inégalités flagrantes et injustes. Ils ont beau être fiers de leur système sans hiérarchie, il y a pourtant des règles tacites qui me font plus penser à l'ancien monde qu'à une utopie. J'espère que nous partirons vite. »

Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant