Rapidement, je m'engage dans le conduit, me dérobant à la vue des astres posée sur la ville endormie.
L'escalier plonge dans l'éclairage maladif des tubes cathodiques. On pourrait facilement assimiler la vie souterraine à l'obscurité, mais il n'en est rien. La lumière écrase tout, pourchassant l'ombre dans ses moindres recoins. La noirceur palpable n'est que le relent des âmes égarées, trop présentes à cette heure si tardive dans le métro parisien.
Je dévale les marches décrépies, mes pensées faisant écho à l'atmosphère morbide circonstancielle.
Aujourd'hui, ça fait dix ans. Dix ans que je n'ai plus revu ton visage. Dix ans que ses traits s'invitent dans mon esprit troublé, obsessionnel. Le temps n'a, de toute évidence, pas eu d'effet sur ça. Mon cœur lourd ne bat plus que pour toi, et pour l'illusion mensongère de nos retrouvailles.
Je suis pathétique.
La machine de fer recrache mon ticket, et avec lui, mes espoirs utopiques. La complainte de mes pas reprend, régulière, et je tente de t'effacer de mon esprit, une fois de plus.
Arrivé sur le quai, mon regard dérive un instant sur les badauds, cherchant une ancre d'intérêt dans cette mer de corps étourdis.
Là, se tient un groupe de jeunes, manifestement ivres. Ivres de vie, ivres de joie, insouciamment volée à la sérénité de leurs parents. Si tu étais là, tu insisterais surement pour aller leur parler, aller partager avec eux quelques instants de leur jeunesse insubordonnée. Tu m'offrirais ce sourire mutin, et je te suivrais dans tes folies, comme je l'ai toujours fait. Sur un banc, un vieux bonhomme joue de l'accordéon. Ses traits, durcis par les années, sont néanmoins imprégnés de toute la bonté du monde. Lui aussi, tu irais le voir. De bonne humeur, tu proposerais peut-être même de chanter avec lui. Près du panneau d'affichage, se trouve une jeune femme. Le genre de fille jolie, et qui le sait. Une beauté discrète, authentique, qui séduit le monde et courtise la pensée. Elle te ressemble un peu à vrai dire, même si sa peau blanchâtre n'offre qu'une bien pâle comparaison à ton éclat lacté. Un couple de sexagénaires enlacé, Un homme d'affaire au téléphone, une femme au maquillage coulant... Tous attendent le dernier métro.
Ils sont pour la plupart des âmes en peine, des pièces bloquées dans le piège mortel d'une routine qui les tue à petit feu. Le fameux métro, boulot, dodo. Je ne déroge pas à la règle. Mon quotidien n'en n'est pas un, car rythmé par un travail peu stable qui m'oblige, comme tu ne le sais que trop bien, à partir des mois durant, voire des années. Ma routine à moi, c'est toi. Les enquêtes pour te retrouver, les nuits blanches en apothéose, les carnets d'adresses âprement dépecés, c'est ça. Délicieuse psychose. Tu es ma drogue, et ça fait dix ans que je suis en manque.
Les lumières sont éblouissantes, mais ne dissipent pas la noirceur de mon cœur. Le grondement sourd des rails fait relever les têtes, et bientôt se dessine la silhouette insomniaque du sombre wagon. Lentement, Les portes s'ouvrent, et laissent peu à peu s'introduire dans le train les quelques passagers de nuits. J'entre en dernier, plus par esprit pratique que par galanterie, et vais m'installer au fond, entre deux places vacantes. A cette heure-ci, le métro est presque vide. Paris rêve, tandis que la ville souterraine draine ces derniers voyageurs vers une destination inconnue.
Je n'ai moi-même pas l'habitude de ces horaires nocturnes. Mais en cette date si particulière, j'avais voulu me tenir l'esprit le plus occupé possible, afin de limiter ses dérives taciturnes. J'étais resté à mon bureau, dans cette dimension hors du temps, à écrire, corriger, relire et monter articles et vidéos, jusqu'à ce que l'un de mes collègues journalistes me fasse remarquer l'état de mes cernes. Si la fatigue ne m'est plus importune, grâce à de nombreuses nuits passées sur le terrain caméra en main, ses injonctions compatissantes l'avaient été, et c'est passablement énervé que j'avais quitté la pièce.
Le temps défile, et les stations se succèdent. L'homme d'affaire est remplacé par une vieille dame, deux adolescentes suivent le couple de sexagénaires, une mère et son bambin relayent les jeunes fêtards...
Le temps défile, et les visages se substituent. L'accordéoniste se met à jouer une ballade aux couleurs d'antan, tandis que la jeune femme au teint clair l'écoute, les paupières closes.
Le temps défile, et les portes s'ouvrent. Encore.
Et mes univers s'écroulent. En cœur.
Tu es là.
Toi, l'objet de toute mes pensées de ces dix dernières années, tu viens d'entrer dans ce métro. Mon corps se fige, ma gorge se noue. Frénétiquement, mes doigts viennent frotter mes yeux, tentative désespérée d'échapper à cette cruelle illusion. Mais tu n'es pas un songe, pas cette fois ci. Mes croyances s'effondrent une à une, et tout ce que mon esprit cartésien pensait connaitre, dans son intégrale suffisance, est remis en cause. Se pourrait-il que le destin existe ? Qu'il nous ait rassemblés en ce jour fatidique ?
Tu n'as pas changé. Certes, tes pommettes semblent s'être affinées, et tes cheveux assombris. Tu parais épuisée, et ton joli front affiche aujourd'hui quelques petites ridules, mais moi, je ne le vois pas. Pieusement, je redessine la courbe sombre de tes lèvres, et peint de milles couleurs la nuance de tes prunelles. J'esquisse l'ombre de ta nuque gracile, crayonne la pâleur de ta peau de vierge. Tu n'as pas changé. Tu restes le plus beau de tous les clairs obscurs.
Soudain, mon cœur, à qui tu viens de réapprendre à battre, s'interrompt de nouveau.
Tu n'es pas seule.
Il est séduisant. Grand, brun, je suis forcé d'admettre que vous formez un joli couple. Il te regarde, tu lui souris. Tes lèvres retroussées s'entêtent à piétiner un peu plus les reste de ma conscience amoindrie, et la lueur dansante de tes yeux ne trompe pas. Lentement, il pose vos mains jointes sur ton ventre, légèrement arrondi. L'accordéon joue encore, mais n'empêche pas votre discussion d'arriver à mes oreilles.
Je devrais venir te parler. Te dire que je t'ai cherchée partout, à mon retour de guerre. Que lorsque les bombes pleuvaient sur la ville, lorsque mon appareil suivait les combats acharnés, mes yeux eux, ne voyaient que toi. Que lorsque je suis rentré, traumatisé par cinq longues années de service, cinq années où ton portrait faisait office de boussole dans mes heures les plus sombres, tu n'étais plus là.
Est-ce que je t'aime ? Incontestablement. De tout mon être.
Mais je ne bouge pas. Je reste là, à vous regarder. Tu as l'air heureuse.
Alors, quand les portent du dernier métro s'ouvrent, je descends, sans un regard en arrière. Retournant à mes écrits, et toi à ton bonheur.
Peut-être, plus tard, te questionneras-tu sur cette silhouette, au fond du train, qui ressemblait vaguement à un homme de ton passé, mort à la guerre et dont ton enfant portera le nom. Peut-être n'auras-tu même pas remarqué sa présence, ombre parmi les ombres, âme en peine délaissée par un cœur éteint.
J'ai clos un chapitre, mais mon histoire ne fait que commencer.
Je dois maintenant réapprendre à vivre.

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Métro
ContoLe métro. Le gouffre des cœurs solitaires, le nid des rencontres éphémères où viennent se croiser et se recroiser des lignes pourtant parallèles. Un nœud de destin divergents, de fils qui se lient le temps d'un instant. Le croisement d'âmes perdues...