2: What we've got here is a failure to communicate

140 33 55
                                    

Une paire de bottes, au cuir tellement dur et craquelé qu'il ressemblait à du bois. Deux éperons tordus. Une pile approximative de vêtements fatigués, d'une indéfinissable couleur entre gris et brun. Un grand sac de voyage, fatras géométrique de coutures et de reprises, risquant de se désagréger au premier fil qui viendrait à craquer. Un épais rouleau de couvertures d'où on voyait poindre un faisceau de formes étranges, menaçantes. Un casque bosselé. Une cotte de mailles étendue sur le sol. Rouillée comme l'ancre d'une épave.

Un corps alité.

Les affaires avaient été alignées contre un des murs de l'hôpital, à côté de la seule paillasse occupée parmi la demi-douzaine que contenait la pièce. Aucune fenêtre ne perçait les parois de planches, mais la double porte ouverte laissait entrer le soleil rasant jusqu'à la couche du blessé.

Un homme grand, sec. Vêtu de simples braies, son tronc et ses membres seulement couverts d'entrecroisements de bandages. La peau visible était sillonnée de cicatrices, certaines récentes, d'autres très anciennes. Un large plâtre enserrait sa mâchoire.

Frère Louis approcha de son patient en soupirant. Ses sandales traînaient sur la terre battue. Sa forme trapue, légèrement voûtée, se pencha vers le corps immobile, pour examiner les blessures d'un œil las. Il commença par tâter les jambes en plusieurs endroits. Il remonta vers le torse et souleva légèrement les bandelettes qui barraient l'abdomen. Puis ses larges doigts éprouvèrent la qualité du linge sur l'épaule gauche du blessé. Le tissu était moite et collant. Le bénédictin essaya de dénouer le bandage, mais l'humidité avait durci les nœuds, et le patient se mit à gémir quand ses tentatives devinrent plus insistantes.

Avec un souffle résigné, frère Louis se tourna vers une table basse à proximité de la couche. Il saisit une courte lame sur un plateau métallique. Sa langue passa sur ses lèvres. Il s'inclina au-dessus de la paillasse et approcha lentement l'outil médical de l'épaule meurtrie.

Une main bandée agrippa la sienne. La tordit et la broya. Un brutal coup de pied sur le tibia le fit tomber à genoux. Une autre main se serra sur l'arrière de sa tête, l'orientant de force vers un coin de la table basse. Une inspiration brève retentit pendant que la prise s'affirmait. Frère Louis n'eut pas le temps de hurler de terreur.

Les deux mains lâchèrent.

"Ah, merde", grommela Larouille.

Il aida le moine à se relever. L'infirmier tremblait de tout son corps.

"Je suis vraiment désolé", reprit le chevalier. "Mais tu devrais éviter de balader un objet coupant près de mon visage. Surtout quand je suis au réveil."

Le frère le toisa, sans répondre, d'un regard perplexe et craintif. Larouille se baissa pour ramasser la lame, qui avait chu lors de l'incident. Il s'assit en grimaçant sur sa couche.

"C'est les bandages de l'épaule, oui ? Ils ont besoin d'être changés, je crois, tu as raison."

Son interlocuteur restait interdit. Le chevalier se rappela alors du plâtre de sa mâchoire, qui rendait sa diction peu intelligible.

"C'est là ?" reprit-il, indiquant l'articulation.

L'infirmier eut une moue circonspecte. Puis il opina lentement du chef.

Larouille trancha le linge, en quelques gestes experts. Puis il détailla la plaie. Une entaille étroite mais profonde, résultat d'un coup d'estoc assez puissant pour percer les protections de cuir et de mailles. Des points de sutures maintenaient collées les deux lèvres de la plaie, et la cicatrisation semblait en bonne voie.

"Je peux avoir l'éponge ?" s'enquit le vieux chevalier.

Le moine le fixa, indécis.

"... Gné'hon'gne ?" répéta-t-il pour expliquer ce qu'il avait entendu.

"Une éPonge !" essaya de corriger Larouille, ne parvenant qu'à projeter une pluie de postillons par-dessus son plâtre.

Frère Louis eut cependant l'air de comprendre. Il se hâta vers un coin de la pièce, où il s'affaira au-dessus d'un seau. Il revint tendre à son patient la petite balle molle et grisâtre. Le chevalier se mit à nettoyer sa blessure, s'attardant aux points rougeâtres où les fils de boyaux perçaient toujours sa chair.

"Merci d'avoir fait venir mes bagages jusqu'ici", engagea-t-il sur le ton de la conversation, sans lever son regard de sa toilette. "Je préfère avoir tout ça près de moi, même si je vais avoir du mal à me le trimballer maintenant que je n'ai plus de cheval."

Il se tut un instant, parvenu à un point plus délicat de la plaie, où la cicatrisation n'était que superficielle.

"Je me demande quand-même", poursuivit-il. "Il y avait une sacoche aussi. Un petit truc en vieux cuir. C'était pas dans ce que la dame vous a remis ?"

Il laissa planer la question quelques instants dans la salle d'accueil du monastère. Puis leva un sourcil interrogateur vers le moine infirmier.

"Je... j'ai rien compris", laissa tomber celui-ci.

"Ma sacoche", répéta patiemment Larouille.

"... Caboche ?"

"SaCoche !"

"Pétoche ?"

"UN PETIT SAC !"

"Un cul sec ?"

Le vieux chevalier se redressa, une veine palpitant au milieu de son crâne presque chauve. Il pointa un doigt furieux vers ses bagages, puis mima un petit rectangle qu'il enfila en geste sur l'épaule. Le bénédictin suivit sa pantomime d'un œil de plus en plus sombre. La vague de stupeur et d'effroi qui l'avait éclaboussé lors du réveil brusque de son patient avait fini par refluer ; elle laissait place à une animosité sourde.

"Maintenant écoutez bien", répondit-il. "Comment vous avez dit que vous vous appellez ? Sire Hahouille..."

"Larouille."

"C'est bien ce que je dis. Vous êtes dans un lieu sacré. Le devoir d'hospitalité fait partie de nos vœux. On vous accueille, et ce n'est pas une joie pour tout le monde, sans parler de ce qu'en pense notre prieur..."

"Je n'ai aucun projet de m'éterniser ici, tu peux aller lui dire..."

"Et ben si, je vais lui dire. Si vous avez idée des problèmes que vous..."

"Je te dis que je vais partir !"

"Et moi je dis que vous allez partir", contredit durement le bénédictin. "Et je vous dis que ni les moines de ce prieuré, ni les paysans du domaine ne sont des voleurs. Personne ne touche aux affaires d'un visiteur de l'hôpital. Même si c'est pas un pèlerin. Vous avez compris, sire Hahouille ?"

"Larouille."

"Exactement."

Le vieux chevalier se rassit sur la paillasse, ventilant sa frustration par ses narines. Il attrapa un rouleau de bandages sur la table basse contre laquelle il avait failli fracasser le crâne de son bienfaiteur quelques moments plus tôt, et entreprit de panser son épaule désormais propre.

"Que ce soit clair, j'accuse rien ni personne", maugréa-t-il. "Et si ç'avait été n'importe quoi d'autre, j'aurais fermé ma gueule et je serais parti comme ça. Mais j'y tiens à cette sacoche. À ce qu'il y a dedans. C'est important."

Le moine avait croisé les bras. Ostensiblement, il ne faisait plus désormais aucun effort pour déchiffrer les borborygmes qui parvenaient de la bouche plâtrée de son patient.

"Bon, il ne me reste plus qu'à espérer qu'une certaine dame revienne bientôt alors", conclut Larouille avec amertume. "J'aurais des choses à lui demander."

"Voilà qui est heureux", s'éleva soudain une voix dans son dos. "Il se trouve que moi aussi, j'ai un certain nombre de questions à vous poser."

Moine et chevalier se tournèrent vers l'entrée de l'hôtellerie. Un homme d'armes à livrée impeccable, armure étincelante dans la lumière du matin, s'effaça devant une silhouette altière, un cône étroit d'étoffes noires et de voile blanc. Larouille retint son souffle. Sur la moitié haute de son visage, son expression se fit aussi rigide que le plâtre de sa mâchoire.

"Dame Ermessinde", gronda-t-il.

"Dame ErmeSSinde", rectifia le garde, sévèrement.

Chevalier Larouille 5: In Vino VeritasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant