J'ai l'habitude de monter sur le toit. Souvent, j'y vais le soir, en rentrant du lycée, souvent, j'y suis seule. Je crois que je n'ai jamais adressé la parole aux autres habitants de l'immeuble. Je ne connais que mon voisin de palier. C'est un ivrogne. Il a pour habitude de sortir tard et de rentrer tôt le lendemain. Il m'empêche de dormir, parfois. Je l'ai déjà entendu geindre dans la cage d'escalier. Il suppliait : "Emma ! Emma-a-a... non... Emmmmaaaa...". Il appelait, il appelait, et puis d'un coup, il s'est mis à crier : "Emma, reviens salope ! C'est de ta faute. Reviens ! C'est de ta FAUTE ! Pourquoi qu'tu crois que..."
Puis il a pleuré, et il s'est cassé la gueule devant ma porte. Il aurait pu crever là, je lui aurait pas ouvert. Cette nuit là, seule chez moi, j'avais eu peur qu'il force l'entrée. J'avais été terrorisée.
La Emma qu'il avait appelée, j'ai longtemps supposé que c'était la femme qui était partie trois ans auparavant. Il y avait eu les cris, mais qui s'en serait soucié ? Ce couple là dérangeait souvent l'immeuble à cause des éclats de l'une, les écarts de l'autre, et les ébats bruyants. Sauf que la femme était partie, avait claqué la porte en hurlant. Depuis le balcon, on l'avait vue traverser la rue, avec mon petit frère. Mon voisin alcoolique lui avait flanqué un sale coup dans la tête, lui donnant des airs de pandas.
C'est dommage qu'elle soit partie. Elle m'offrait des sablés à mon anniversaire et elle nous avait donné quelques euros à mon frère et moi. "Pour la bonne année", avait-elle précisé avec son accent chantant des pays de l'Est.
Je la revois, de temps en temps, quand elle dépose son fils à mon voisin. Je détourne les yeux quand elle me voit. D'une curieuse façon, tout l'immeuble à préféré faire comme si elle n'avait jamais existé. On joue aux rois du silence pour un œil au beurre noir. C'est peut-être mieux.
Le fils en question, je ne lui ai jamais parlé. C'est un ado qui doit avoir 14 ans au plus.
Un ado qui est assis là, sur le rebord du toit, quand j'arrive par la petite porte de service qui donne sur un petit escalier de fer. Celui que j'emprunte tous les soirs en rentrant du lycée.
- Salut.
Il sursaute. Visiblement, je viens d'interrompre sa contemplation de la rue en contrebas. Il n'y a jamais de voiture qui passse par là, à part les habitants de notre immeuble ou de l'immeuble d'en face.
C'est d'une tristesse...
Et pourtant, il continue à fixer un point dans le vague, quelques part en-dessous de nous.
Il est frêle, aux airs fragile, mais possède une dureté incroyable dans son regard. Les yeux sont rieurs, oui, mais rient jaune. Je pourrais presque observer la misère aux travers de sa vision. Il me donne une impression de connaître mieux que quiconque la réalité, dans toutes ces profondeurs les plus sombres. Du reste, il n'est pas très différents des autres ados, son visage garde les dernières rondeurs enfantines qui ne tarderont pas à se dissiper et sa peau est criblée d'acnée.
- Salut.
Le ton de sa voix, altérée par la mue, n'est ni engageant, ni désagréable. Dans ces cas là, je préfère me taire.
D'ailleurs, il y a beaucoup de cas où je préfère me taire. Quand je ne connais pas mon interlocuteur. Quand j'ai peur. Quand je suis triste. Quand je suis incertaine. Quand j'ai j'honte. Quand je suis fatiguée. Quand je ne sais pas. Quand j'ai pas envie de parler. Et si on peut bien me reconnaître une qualité, c'est que je me tais quand j'ai rien à dire.
Parfois, je me tais parce que mon mutisme vaut mieux que milles digressions.
- Tu viens ici souvent ? Me demande le mioche.
Ah, ça y est ! Son nom m'est revenu : il s'appelle Christian.
- Oui. Quand j'ai besoin de calme.
C'est drôle de dire ça. On trouve peu d'endroits encore plus calmes que moi. Comme il me regarde, je me sens obligée de préciser :
- C'est vrai quoi, ici on dirait que même les oiseaux cherchent la discretion.
Nous levons tout deux nos yeux vers le ciel.
- Écoute les qui cessent leur vacarme.
- C'est vrai que c'est beau.
Il laisse s'écouler 5 minutes. Un peu de temps pour s'échapper.
- Je te dérange ?
Je regarde Christian ; je le regrette intérieurement, mais ma reponse, c'est oui. Pourtant, une fois de plus, je ne dit rien. J'ai juste ce petit air coupable qui dit " c'est pas vraiment de ta faute, mais..."
- C'est pas grave, continue-t-il comme si il m'avait entendue penser. J'allais partir, de toute façon.
Alors il se lève et part.
Et dès lors, je m'en veut : je passe ma vie avec moi-même, silencieuse, secrète, fermée. Mon issue pour fuir ma tristesse, c'est ces moments sur le toit à rêvasser pour entendre le monde se taire. Je ne me soustrait pas à grand chose d'ailleurs, parce que ma vie n'est jamais bien bruyante. Aujourd'hui, on était ensemble, quelques instants, et c'était bien. Peut-être que c'était ce dont cet ado avait besoin. On aurait pu être seuls à deux. Mais je suis trop têtue.
Je continue à vouloir combattre la solitude par l'isolement.
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On aurait pu être seuls à deux
Short StoryJe suis seule, tous les jours, tous les soirs. Ce soir, par contre, il y le gamin.