Une Guirlande d'Hommes

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Avant de commencer à raconter mon souvenir, il faut savoir que cette histoire n'est pas la mienne. Ce ne sont pas mes souvenirs, ce n'est pas ma vie, même si quelque part, j'y suis impliquée. Ce souvenir, cette bribe de vie, me vient de ma grand-mère. Directement d'elle, entendu au coin de la cheminée il y a quelques années, à la veille de Noël. Il faut aussi savoir que si j'en avais la possibilité, je le vivrais, non pas à sa place, non pas avec elle, mais je le vivrais tout court, pour savourer la chance que j'ai, la chance qu'elle a, la chance que nous avons tous, finalement. Parce que ce souvenir-là, c'est un souvenir de Noël, et c'est avant tout, un souvenir d'amour. De vie.

Mes grands-parents se sont mariés peu après la première guerre mondiale. Ou pendant, je ne sais plus. Les fêtes de Noël approchaient. Oh ! Ce n'était pas la fête telle qu'on la connaît aujourd'hui non ! Il y avait la messe de minuit, le petit repas plus fringuant que d'ordinaire, peut-être quelques veillées au coin du feu et des histoires contées pour ceux qui avaient des livres. Puis c'était tout. Mais le plus beau, c'est que dans tout ça, il y avait une communion entre les gens. Les personnes s'intéressaient aux autres, se parlaient, priaient ensemble. C'était beau.

La pauvreté était l'état le plus normal dans le patelin où elle vivait avec grand-père. Il était mineur, de ceux qui descendent sous terre pour extraire le charbon. Elle, elle lessivait des draps pour les plus aisées, les femmes de contremaîtres. Les quelques francs qu'ils récoltaient servaient à payer le loyer de leur maisonnette dans les corons, ces ensembles de petites habitations accolées les unes aux autres. Tous leurs voisins étaient mineurs également. Il ne leur restait, après paiement, que tout juste assez pour la farine, le bois, le sucre et parfois même, du café.

Grand-mère, pour son premier Noël dans sa propre maison, était triste. Elle avait astiqué tous ses meubles à la cire, avait lavé les rideaux, lessivé le parquet en bois mais la tristesse ne la quittait pas quand même. Elle qui imaginait offrir à son mari un repas digne des contremaîtres, avec une dinde, des pommes de terre, des châtaignes... Ils n'auraient, cette année-là, que du pain, un peu de pâté qu'une voisine leur avait offert, et des pommes. C'est à dire rien...

Les larmes coulent seules sur mes joues en imaginant ma mamie triste, impuissante. Mon grand-père dans la terre, les galeries, à trimer pour trois sous. Je décide d'aller me laver pour effacer les traces du maquillage qui coule. En refermant le rideau de douche orné de petites plumes et d'un attrape-rêve géant, je ne peux m'empêcher de replonger dans leur souvenir. Comme s'ils ne voulaient pas me laisser en paix. C'est parce que je sais que c'est loin d'être joyeux.

Il ne restait que quelques jours avant le jour de l'anniversaire du Christ. Il était prévu que mes parents aillent à la messe de minuit, le 24 décembre, juste après que mon grand-père se soit lavé en rentrant de la mine. Pour ça, ma grand-mère faisait chauffer des baquets plein d'eau, et les versait dans un "tub", des baignoires en émail qu'on posait n'importe où dans les maisons.

Seulement, en lieu et place des cloches de l'église cette nuit-là, ce sont les sirènes d'alarme de la mine qu'elle entendit. Et n'ayant pas vu son mari revenir, elle savait. Elle sentait. Un accident à la mine. Cette maudite sirène ne pouvait qu'annoncer une catastrophe de ce genre pour remplacer le tintement des anges pour Jésus. Le cri des femmes qui couraient dans le coron était la seconde alarme. La plus cruelle.

Toutes les femmes, grand-mère y compris, se ruèrent à la mine, vêtues sobrement d'un châle de laine tricoté. Elles se réunirent sous le chevalet, cette construction gigantesque qui servait d'ascenseur pour descendre et remonter les mineurs dans les souterrains. C'est là qu'elles apprirent qu'une galerie s'était affaissée. Par manque de moyens, les étais de basse qualité avaient cédé, et l'éboulement fut inévitable.

Les contremaîtres ne savaient plus à qui répondre, tellement les plaintes, les larmes, la peur créaient une atmosphère pesante, bruyante. Les heures qui suivirent furent un brouillard pour elle. Elle se souvient qu'une trentaine d'hommes étaient remontés et redescendus aussitôt pour chercher leurs camarades. Grand-père n'était pas parmi eux. Il était encore dessous, dans les pierres, le charbon, la chaleur... La nuit était noire, froide. On n'entendait plus les femmes pleurer, elles trituraient leur chapelet frénétiquement et priaient pour ceux qui n'étaient pas encore revenus. Grand-mère priait et laissait ses larmes abreuver la terre en silence.

Les hommes qui étaient venus en renfort des villages voisins tenaient des lampes et cette image restera toujours gravée dans sa tête, et dans la mienne, tellement j'ai l'impression d'avoir vécu ce soir-là. On aurait dit une guirlande immense, comme les lampions du 14 juillet. Multicolore, à cause des oscillations du vent qui rendaient les flammes tantôt bleutées, tantôt rougeoyantes. Grand-mère m'a confié que depuis ce jour, dès que nous installions nos guirlandes, elle revoyait cette chaîne humaine. Elle revoyait tout.

Les heures se succédaient. Grand-mère ne quittait pas le chevalet. Elle voulait savoir. Même mort, elle voulait revoir son mari, au moins une dernière fois. Et elle pleurait. Elle regardait chaque homme qu'on remontait, elle pleurait. De tristesse, parce que ce n'était pas son mari, de soulagement pour la voisine qui aura eu le bonheur de retrouver le sien. De jalousie. Elle pleurait et elle priait. Elle voyait tous ces gens qui n'abandonnaient pas les recherches malgré les mauvaises conditions climatiques et la nuit.

Des voisines venaient leur apporter des paniers garnis, avec du pain, du fromage, des cigarettes pour les mineurs, du vin, surtout pour les femmes qui pleuraient, pour leurs nerfs. A l'époque, il n'y avait pas de carte bleue, les gens avaient des "ardoises", des comptes dans les épiceries qu'ils devaient rembourser, quand ils le pouvaient le plus souvent. Ce soir-là, beaucoup s'étaient endettés pour le bien de tous. Car seul comptait que chaque famille soit réunie pour Noël.

Au bout d'un moment, grand-mère, épuisée de chagrin, d'inquiétude, tomba inconsciente près de l'entrée de la mine. La soirée était maintenant enneigée. Il gelait. Grand-mère a rouvert les yeux au bout d'un moment et après quelques claques que lui avait administré une voisine. Et grand-père était là, juste devant elle. Il lui épongeait le front en pleurant. Ils se sont juste souri, ils se comprenaient. Le soulagement était tel... Son mari, son cadeau de Noël. Tout simplement. Il avait quand même souffert, on avait dû lui amputer deux doigts avec les moyens du bord, un scalpel que le vieux médecin de campagne avait dans sa trousse. Rien d'autre, c'était un miracle.

L'expression de grand-mère, je la revois chaque année, quand elle nous raconte son Noël particulier, entre le quinoa et les toasts. Ce Noël, plein d'humanité, d'amour, sans fioriture, sans calcul, sans rien d'autre que la vie. Un vrai Noël, que j'envie, quelque part...

Vagues dans l'coeur - Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant