One. | Lodovica

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Elle marchait lentement vers l'immeuble. Elle ne regardait pas autour d'elle. Le trajet était obstinément le même. Elle n'inventait jamais d'autres itinéraires. Elle ne changeait pas de côté de trottoir, se dirigeant vers l'école, puis de retour chez elle. 

Elle montait lourdement les cinquantes-sept marches jusqu'au troisième étage. Elle ne sautillait jamais, elle ne se hâtait pas. Lodovica n'était pas pressé. Les seizes ans de sa vie s'étaient passés sans courir, quand la quasi-immobilité d'une vieillesse plus que précoce. 

Elle posa le cartable dans sa chambre, la moins encombrée de la maison parce que la plus petite. On aurait dit un placard, ou la cellure d'une antique prison : un lit, une table, une chaise, une amoire, le tout impeccablement rangé. Elle sortait ses livres et cahiers à l'avance pour ses devoirs avant d'aller trouver son goûter sur la table de la cuisine. 

Une grosse pomme verte et une biscotte l'attendaient depuis midi. La gouvernante les installait tous les jours après avoir débarrassé la table du déjeuner. Son goûter variait un peu. 

Après quelques bouchées, la pomme l'écoeurait, mais elle la mangeait jusqu'au bout. Puis elle commençait à faire ses devoirs avec concentration et méthode. Elle savait que plus vite c'était fait plus vite elle pourrait piocher dans la seule armoire qui n'était pas fermer à clef.

Quand Grande-Mère entendit le grincement de la porte de la bibliothèque et le tintement de la vitrine, elle sortit de sa chambre et vin s'asseoir avec Lodovica dans le salon. 

- Bonsoir Grand-Mère, dit Lodovica en prenant place sur le canapé en velours usé. Personne ne l'appellait par son prénom : Précieuse. C'était difficile d'imaginer quelqu'un s'adressant à elle ainsi. 

Grand-Mère inclina la tête en guise de salutation. Elle parlait rarement et peu. Lodovica avait l'impression que si elle bougeait plus, elle se désintégrerait. Elle avait quatre-vingts ans, mais le genre de quatre-vingts vraiment vieille comme les grands-mères des livres ancien. Sa peau était tellement fripée et froissée et sèche que Lodovica avait peur que si jamais elle souriait, ça devienne de la poussière. D'ailleurs, elle ne souriait jamais. Elle marchait à peine, elle mangeait sans appétit, elle gardait cette petite-fille par devoir. Il n'y avait personne d'autre qu'elle. 

Elle avait élevé Lodovica depuis sa naissance à la mort de sa mère. Dans la famille Comello, on mourait d'accidents anciens, des accidents de l'histoire : la Deuxième Guerre mondial pour son arrière-grand-père, et pour son propre père une étrange disparition après l'enterrement de sa femme quand Lodovica était vieille d'un jour. 

Sa grand-mère avait donc perdu son père à cinq ans, perdu son mari à trente ans, perdu son fils à soixante-dix ans en héritant d'un bébé pour qui elle n'avait ni la force physique, ni la force morale. Mais elle fit ce qu'il fallait faire. 

Elle avait immédiatement engagé une femme à peine plus jeune qu'elle pour veiller à la nutrition et à l'hygiène du bébé. Cette femme, Germaine, venait à l'époque de perdre son mari, n'avait pas d'enfant et cherchait à fuir son isolement plus qu'à gagner un salaire. Les deux femmes s'entendaient bien car elles avaient les mêmes principes... beaucoup de principes. Elles vivaient côte à côte en ligne parallères. Mme Comello lui avait offert une des nombreuses chambres, mais Germaine préférait aller et venir, sauf au début, quand Lodovica ne dormait pas encore la nuit, et parfois par mauvais temps. 

Germaine était donc vieille aussi, une vieillesse qu'elle travaillait avec les maquillages les plus modernes. Les fards de Germaine étaient d'ailleurs le seul soupçon de modernité dans cette maison sans appareils, sans machines, sans télévision. Germaine se livrait à une bataille contre les cheveux blancs, les rides et la graisse, mais elle avait abandonné la lutte contre la dépression. Les premières années, elle avait entouré Lodovica des seules paroles qu'elle entendit, mais dés son entrée à l'école, Germaine se renferma comme sa patronne. La conversation était réservée à la communication strictement utilitaire, et même celle-ci fut peu nécessaire car la maison marchait toute seule, par habitude, par lassitude, en service minimum réglementé. 

Lettre d'amour de 0 à 10Where stories live. Discover now