Chapitre 14

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La sorcière comptait aller voir sa protégée au moment où l'apparia s'était présentée dans sa masure. Amadablam le ne l'avait pas exactement formulé en ces termes, évoquant plutôt une "écervelée". Elle avait dit que le savon et le pot d'onguent sur la table de sa masure était pour elle. Il ne fallait rien y voir d'autre que de la politesse, avait-elle ajouté d'un air austère. C'était après tout, une vieille tradition qu'il fallait respecter. L'apparia avait accepté le cadeau d'un mouvement de tête respectueux. La sorcière s'était retournée deux fois avant de tourner le dos à la femme maudite. Seuls les fous distribuaient la confiance comme le boulanger les miches de pain, avait-elle encore bougonné en s'éloignant, sans soupçonner qu'à cette distance, l'apparia puisse l'entendre.

Lihiannon de Taggast accepta l'étrange invitation de la sorcière qui lui laissait la porte de sa baraque ouverte. Elle entra sans quitter des yeux le corbeau faisant le guet sur un promontoir non loin de la pile de manuscrits, semblant tenir lieux de bibliothèque. Elle le regarda fixement et l'oiseau, mal à l'aise, passa d'une patte sur l'autre, en balançant la tête de gauche à droite. Lihiannon plissa les yeux et les lèvres et avança péniblement sous le regard inquiet du volatile. Elle renifla le savon, soupira avant de le glisser dans une poche de sa ceinture, puis elle saisit le pot d'onguent dans un geste un peu brutal. L'oiseau agita ses ailes en signe de défense. Sans faire attention, la femme sortit de la cabane. Le corbeau reparut lorsqu'elle entra dans la forêt. Elle était parfaitement silencieuse. Ses lourdes bottes ne cassaient pas les brindilles ni les racines. La Mallaichte se déplaçait avec l'aisance d'un prédateur dans son élément, humant l'air pour se guider, frottant ses mains sur les troncs d'arbre pour indiquer sa présence. Elle avait ôté ses gants et les avait accrochés à sa ceinture. Le symbole du royaume de Taggast s'était presque effacé du cuir épais, sous le coup des années.

Elle se souvenait vaguement d'une cascade non loin d'ici. Mais elle grimaça en imaginant l'eau glacée dévalant des hautes montagnes. Le souvenir de sources chaudes lui revint en mémoire. Probablement pas trop loin du lac. Elles avaient aussi une odeur très facilement identifiables, se souvint-elle. Elle huma l'air et concéda avec ironie que sa malédiction avait au moins cela de pratique. Elle savait où elle allait. Elle fronça les sourcils en s'apercevant que son chemin se rapprochait de la maisonnette habitée. Cet endroit ne lui était pas inconnue. Elle avait une sensation de déjà-vu et les odeurs lui étaient familières. Mais combien de fois avait-elle eu cette impression ? Trois vies en un seul corps, songea-t-elle avec détachement, bien sûr qu'elle avait du faire plusieurs fois le tour du Royaume ! Depuis combien de temps vivait-elle sa vie d'Apparia ? Elle refusa de compter.

Elle s'immobilisa et le coin de ses lèvres se releva. Elle s'agenouilla et souleva l'amas de feuilles et de mousses pour ramasser une cosse verdâtre en train d'hésiter entre la moisissure et le dessèchement. Des noix. Leurs odeurs puissantes envahirent ses narines, elle écrasa une brou pour en extirper une coque humide qu'elle huma avec délectation. Son attention fut soudainement attirée ailleurs. Elle n'était pas si loin du lac. Elle se rapprocha de la rive et coupa des roseaux d'un geste sûr. Des cygnes se rapprochèrent sans crainte et elle laissa un sifflement menaçant franchir ses lèvres. Les oiseaux s'immobilisèrent, intrigués par le grondement puissant qui résonna dans la gorge de l'apparia. Elle entendit le son de sa gorge. Sa propre gorge qui grondait. Le fauve ne l'avait pas encore tout à fait quitté. Ca prendrait encore un peu de temps. Elle quitta la rive avec son butin. S'asseyant en tailleur sous les noyers, elle se mit à recouper les plantes et les tissa rapidement, l'esprit entièrement absorbé par sa tâche. Elle ramassa les noix jusqu'à remplir le contenant fragile qu'elle venait de fabriquer et se remit en route en serrant son trésor contre elle.

Elle avançait presque les yeux fermés, immergée dans les senteurs boisées de la forêt, les fragrances de la terre humide, le craquement des noisetiers, plus bavards que les autres arbres, le chantonnement des branches du chêne, le bruissement des fougères. Le bouillonnement de l'eau sulfureuse.

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 13, 2021 ⏰

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