La muse de Paris

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Tête baissée, épaules voutées, secoué de sanglots, son feutre masque ses larmes qui se mêlent à la pluie. Octave dérape régulièrement sur les pavés glissant qui le ramènent vers sa chambre mansardée. Il n'évite même plus les calèches qui s'écartent à son passage sous les jurons des cochers, et évoque les automates du jardin des tuileries. L'eau imbibe les lattes de son palier et les trois étages n'ont pas suffi à calmer sa douleur. Sa besace posée sur la table face à l'unique fenêtre de la pièce se dépeint d'encre. A l'intérieur, les stigmates de la pluie ont fait leurs ravages sur ses écrits. Le théâtre des mots se dilue d'une odeur de papier mouillé et se mélangent à sa souffrance.

Il saisit le verre d'absinthe posé sur son écritoire en soupirant. La nuit va être longue.

Quelques jours plus tôt, Octave, écrivain à la jeune trentaine fougueuse, réchauffe son visage des premiers rayons de soleil. Assis à son bureau face à l'unique fenêtre, il réfléchit et de sa plume tombe une goutte d'encre sur les prémisses d'une nouvelle pièce de théâtre. Les idées tournicotent, il hésite sur les mots, s'est levé trop tôt et l'appel de la rue aux odeurs de tilleul le déconcentre. L'inspiration ne vient pas sur commande, ça ne marche pas à la baguette. C'est pour lui un signe qu'elle viendra ailleurs. Et cet ailleurs est l'atelier d'Auguste, son ami sculpteur. Il aime la belle luminosité traversant les grandes baies du local éclairant tour à tour les modèles et esquisses qui prennent de belles formes élégantes au fil des jours. Tel un gamin, Octave admire les mains magiques du sculpteur ; elles taillent, pétrissent les matières aux odeurs de plâtre humide, de bois taillé, de bronze ou de pierre où les figures sont en constantes métamorphoses.

Besace posée sur l'épaule de sa redingote, crayon graphique et papier à l'intérieur, il dévale les marches emportant avec lui les mélodies du violoncelle du premier. En observateur minutieux, la rue l'inspire et aujourd'hui il y a foule vers le ventre de Paris. Il mémorise les attitudes de la populace. Puis son rituel avant de visiter son ami, il s'assied à la table ronde du bistrot d'en face et interpelle le serveur :

-Hé Léon, un corsé dans une grande tasse !

L'arôme fumé-noisette du breuvage le stimule, puis d'un geste vif il inscrit rapidement sur ses notes, les fruits de ses observations : attitudes, gestes, sons, ambiance, odeur. Son geste en suspens, alerté comme un sixième sens, il tourne la tête et de loin reconnait le haut de forme de Levy son éditeur. D'une rapidité, il saisit ses feuilles et part se planquer dans le café sous les regards sidérés des clients. L'autre visait l'atelier d'Auguste où il n'y est resté que quelques minutes en repartant vers les boulevards.

Lâchant un « ouf » de soulagement, il pénètre chez son ami. Les fragrances libérées et mélangées à l'odeur de sueur, de tabac et de matières organiques, apaisent son stress. Auguste, barbe bien fournie et calvitie naissante le saluant lui lâche :

-Ton Lévy est passé et m'a chargé de te dire qu'il reste plus que trois jours pour lui rendre ton manuscrit, sinon plus de commandes. Octave soupire et Auguste veut lui changer les idées.

-Viens, je vais te présenter mon nouveau modèle, ma muse : Lily !

- Bonjour Octave ! dit-elle en levant la main et de l'autre tenant son drapé dans un subtil accent étranger.

Ebahi devant cette beauté à l'image douce et sainte d'un tableau de Murillo, Il bafouille un « bonjour » en se dérobant, les joues rouges sous les yeux amusés du modèle. Assis à sa place habituelle adossée au dos d'une statue de pierre, il saisit promptement son bloc et les mots inspirés par cette apparition providentielle, glissent, ondulent et créent le personnage clé de sa pièce. Les heures ont passé. La voix douce de Lily près de son visage le fait sursauter.

-Viens prendre un verre à la maison, tu écriras là-bas sous les toits face au Sacré-Cœur, qu'elle susurre d'un clin d'œil.

Plus à l'aise en écriture qu'en parole, Octave la suit sous le regard amusé de son ami. Là-bas, dans la clarté crue de la fenêtre, face à l'imposant monument, la coquine Lily si délurée, goûte avec avidité la bouche charnue du jeune homme. Se laissant déborder par les tentations de la chair, les heures s'égrainèrent et les écrits se dissipèrent au son des cloches du carillon voisin. Encore tout chaud de la douce chaleur de l'édredon, d'un rapide baiser, Il se dérobe à sa muse sous son regard langoureux et file rattraper le temps perdu.

Une drôle de surprise l'attend devant son immeuble, pas le temps de feindre, il est là, Levy chapeau haut de forme dans la main tapant d'impatience à l'attendre depuis des heures vu le visage crispé qu'il arbore. Pas d'échappatoire possible. L'échange est houleux et l'ultimatum est dit :

-Tu as deux jours pas plus ! menace l'éditeur de son doigt levé.

-J'y serais mais là vous me faites perdre du temps et l'inspiration ! fulmine l'écrivain pour qui cette apparition lui fait l'effet d'une douche froide. Sur ses mots il lui tourne le dos et monte s'isoler dans sa mansarde aux tentures rouges réchauffant l'ambiance de la pièce. Des heures durant, sous les ratures et les annotations de scènes hilarantes, les doigts d'Octave se relâchent soudain, les paupières lourdes de sommeil, sa tête se pose sur les écrits inachevés. Morphée l'emporte vers le visage de sa douce.

Le lendemain, l'exaltation retombée, l'atelier de son ami l'appelle et les rondeurs de Lily également. A l'arrivée, l'obscurité imprègne le local. Auguste, seul, assis et prostré l'attend une larme en suspend sur sa joue. Lily, douce et charmante muse, a succombé sous les roues d'une calèche en furie. Le cri douloureux de l'écrivain résonne parmi les bustes.

Le verre vidé d'absinthe, les feuilles imbibées déchirées de rage, dans la rue les becs de gaz s'éteignent peu à peu. La dramatique symphonie des mots s'impriment sur une nouvelle page, étalant sa tragédie jusqu'au petit matin. 

La muse de ParisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant