Nom

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«Un jour, lorsque j'aurais oublié jusqu'à mon nom, je me souviendrais du tien.»Au bout d'un certain temps, on ne prend même plus la peine de relever la tête. On accepte, et les secondes s'égrainent sans qu'on puisse réagir, elles s'étirent et se déforment comme dans un rêve stupide. Ce type de songe terrifiant de vérité à vous rendre taré. J'avais l'impression de vivre au ralentit, comme dans ces rêves où tout le monde est à la vitesse normale sauf vous, englué dans l'instant, et incapable de fuir.Juste de subir.La lumière orangée du réverbère s'affaiblissait lentement. De toute façon, ce poteau était en bout de course, couvert de toiles et de crase, de rouille, une vraie antiquité ! Enfin, il avait au moins le mérite de fonctionner encore, fidèle au poste, oui chef, et tutti quanti. J'ai ébouriffé mes cheveux, les ramenant vers l'arrière. La lumière baisse, une heure du matin. Minuté. J'ai porté mécaniquement la cigarette à mes lèvres.Depuis quand ? L'habitude sans doute, la mémoire musculaire. C'est génial quand on y pense, même plus besoin d'y penser justement, juste une envie, et le corps sait. Lui au moins. Le reste rougeoyant me brûlait les doigts, brésillant de manière réconfortante. J'ai tiré une dernière latte. Silencieusement, j'ai écrasé les braises contre mon poignet. Un grésillement, puis une marque mince et noire.Comme les autres.J'ai jeté le reste de mégot. Raté. A dix centimètres près, de la grille d'égouts. A coté de la plaque, aussi, littéralement, à l'identique même des restes éparses de sentiments qui agonisaient dans mon cœur. Des restes éparses de moi tout cour, en fait, de vérité ! D'une sorte de petit tas mental de suif et suie, et cendres, d'où s'échappe un râle désespéré, de quelque chose qui ne s'est pas encore résigné, à appeler à l'aide.Après ne veut-il pas appeler ou ne s'en lasse-t-il pas, ça, j'en sais rien, je sais qu'il le fait, et c'est déjà pas mal, pour un tas. Pour moi aussi, d'ailleurs.J'ai réprimé les larmes qui me montaient aux yeux. De la douleur. Plus que ça. Tout le reste s'est consumé. À quoi bon... Quand... Le lampadaire s'éteignit. Le mince filet de lumière qui s'échappait encore de l'ampoule s'amenuisant de secondes en secondes, pourtant la lumière restait incrustée dans ma rétine. Et semblait vouloir y rester, je suppose... A moins que ce ne soit moi ? Puis l'obscurité. Dans le ciel, les quelques étoiles que la pollution ne cachait pas semblaient ternes, sans vie. Et pourtant, il y avait quelque chose, outre le gros point lumineux incrusté dans mon œil, il restait, dans ses étoiles, une chose que le ciel protégeait précieusement. J'ai divagué.Dans le reflet de la Lune, j'ai vu les yeux de l'inconnue.Nous étions en été lorsque je l'ai rencontré pour la première fois. La plage s'étendait jusqu'à l'horizon, et elle était là. La fillette me regardait de ses grands yeux bruns, elle souriait comme le font les enfants. Comme ne savent le faire que les enfants. Le soleil brillait. Il faisait chaud ; il faisait bon. J'ai appris plus tard que la canicule était la cause du décès de plusieurs personnes. D'une certaine façon, je suis mort ici.Le bitume était glacé par la nuit, par le froid, aussi, de Janvier. Le reste de la fumée remonta dans ma gorge. J'ai soupiré en exhalant les volutes toxiques, les yeux perdus dans les reflets laiteux du ciel. Du bout de la chaussure, j'ai écrasé nonchalamment le reste de mégot, le poussant dans le caniveau. L'eau y est déjà pourrie, ça n'aurait même pas le mérite d'empoisonner quoi que ce soit. Le type qui chope un rhume et la peste voit vite ce qui va le vider, tout court d'abord, puis de vie, après. Disons que le rhume fait partie de l'ironie de la chose.J'ai relevé mon corps ankylosé. Lasse, j'ai fourré mes mains dans mes poches, entre mes phalanges, le briquet me donnait envie de rallumer une cigarette. Je le tournais doucement, me remettant à marcher, essayant de persuader mes jambes de ne pas lâcher. Pas encore.Aucun bruit ne troublait les ténèbres.Le village est calme la nuit, aucun bruit, personne. On peut y marcher librement, sans de regards en biais, de bruits ou de personnes. Comme dans la plupart des petits villages, en fait.À l'intérieur du parc, quelques jeux aux couleurs délavées tenaient encore debout. Depuis le temps, beaucoup de personnes ne s'en étonnaient plus, d'autres y jetaient parfois des regards furtifs en passant, comme pour vérifié que les antiquités n'étaient pas le fruit de leur imagination, puis les détournaient en croisant le mien. J'en faisais partie, j'y étais toujours, aussi fidèle qu'un lampadaire. C'était ma deuxième maison, ou ma première, selon les points de vue. Entre les tôle et le vieux bois, une place perceptiblement plus claire se dessinait, à l'endroit où je m'asseyais depuis tout ce temps. J'ai sauté la barrière, et retiré mes chaussures.À l'entrée de l'automne, alors que les feuilles auburn s'affolaient dans les branches, l'inconnue était blottie contre les plaques bleus de la petite maison du toboggan. Ses mèches folles secouées par le vent cachaient son visage par intermittence, le faisant ressemblait à être de feu.Elle fixait le lointain, perdue. Et moi je la fixait, elle.Elle a prit une cigarette et l'a calée entre ses lèvres gercées, perdue dans un rictus fantôme. Elle m'en a tendue une, puis un briquet chromé. Je lui ais souri.Devant mes yeux éteint, la jetée se fondait dans les cieux. Des petits point lumineux dansaient sur les vagues. J'ai sortit une cigarette, et avec le vieux briquet, je l'ai allumé. Au loin, les nuages disparaissaient, fondant dans l'horizon.D'aucun pourrait dire que j'ai l'air d'un sans-abri, il n'aurait pas tout à fait tord. J'ai inspiré profondément, le plus qu'il m'était possible. La mer se retirait doucement, comme chaque soir.Chaque nuit.Au niveau répétitivité, c'était un cap. La même chose. Depuis toujours. Et j'ai expiré. Ici, je finirais presque par me convaincre que l'on vaut quelque chose.Quelques gouttes dégoulinaient encore le long de mon corps. Elles passaient sur les formes que mes os dessinaient à même ma peau. J'ai serré un peu plus la serviette contre moi. Le vent sur ma peau trempée me faisait frissonner.Il me fixait avec un regard perdu. Pourquoi ? Qu'est-ce que j'avais mal fait ? J'ai senti une boule dans ma gorge. Il a regardé la piscine, hagard. Je me suis penché. L'inconnue me fixait, elle avait l'air incrédule, et... triste ? Puis quelque seconde après, elle m'a souri entre ses mèches collées.Les grains de sables se faufilaient entre mes orteils, se glissant tout doucement dans les interstices, glacés. Sur mon visage, un rictus éreinté m'échappait malgré moi. C'était bon. Presque plus qu'une cigarette, presque, j'ai inspiré. Assis sur le sable, contre le petit muret rocheux plus vert que gris, j'ai sorti mon téléphone. Les chiffres qui clignotèrent devant mes pupilles renvoyèrent des reflets désagréables dans mes verres. Les trois chiffres qui se faisaient le guerre sur une vieille photo étaient flou. Ne pas s'endormir. La photo ... La fille au polaroid, c'est comme cela qu'il l'avait appelé, alors qu'elle arrivait en courant, un appareil attaché au cou. C'était une de ses vieilles habitudes, réfractaire à l'utilisation d'un téléphone, ou trop distraite pour s'en souvenir, elle se trimbalait ce truc pas pratique partout. Tout le monde avait finit par lâcher l'affaire, passée les premières semaines de moqueries intensives, bien entendu, mais cela avait fini par le devenir, normal.Comme sa présence insidieuse, qui semblait être là depuis bien plus, et qui était déjà indispensable au bon fonctionnement du groupe.A force, on finit par s'oublier. Mais les choses continuent, sempiternellement. Même si tous ne le font pas. Ça doit être bien, non, d'être en oubliant, plutôt que d'oublier d'être, ce qui est le pire qui puisse arriver. Elle souriait, tout le temps, pour ne pas oublier que le bonheur existe m'a-t-elle dit un jour. Pour ne pas passer à coté de sa vie, pour ne pas oublier de vivre, ne pas oublier qu'il faut vivre, pour n'avoir aucun regret quand on se retourne. Elle a toujours été comme ça. Même si je ne la comprenais que rarement. Et pourtant ... Elle est partie, soudainement, elle a disparu de ma vie, de la notre. Ça a fait mal, déchiré, ravagé tout ce que nous étions, tout ce que j'étais. Ça passait par plein de moment, l'habitude de tourner la tête vers sa place, sans le vouloir, par automatisme, pour intégrer une personne qui n'était plus que vide à la conversation, dériver sur son nom dans les contacts, vivre, et l'attendre, à un point fixe connu de nous seuls, seul. Pour qu'au final personne ne vienne.J'ai tracé les contours de la photo sur l'écran fissuré, mon pouce butant sur chaque faille qui coupait son visage, oubliant totalement le second, le portrait souriant d'un ado qui n'existait plus qu'en souvenir, avec touffes rebelles partiellement méchées. Flanqué d'un grand sourire, il semblait si vivant, si heureux, et aujourd'hui si étranger. Je semblais vivant, à ses cotés. La fumée s'échappait de ma bouche à un rythme régulier, puis un second mégots s'écrasa sur le sol.Le silence résonnait dans mes oreilles. Le verrou du téléphone sauté, comme elle disait, je m'aventurais de nouveau des mes messages. Perdue entre mes proches et mes inconnus, un sourire. J'ai appuyé.Les sms se déployèrent d'un coup, malgré le temps qui s'était passé depuis la dernière fois où j'avais ouvert cette conversation. J'ai commencé à les faire défiler, rapidement, saisissant au passage des bribes de phrases, et de souvenirs. Encore, jusqu'à m'arrêter net, sur une phrase simple, ridiculement floue. « Tu sais quoi, ça fait mal, au réveil. Je suis désolée. Je t'aime. »Pourtant je n'avais pas lu, je n'y voyais plus rien, trop crevé pour encore voir, et, sans que je m'en rende compte, des larmes avaient noyé mon visage. C'était simple, tout simple, comme beaucoup de choses, quand ça sortait d'elle. Je suis retourné au présent, passé de plusieurs années, du dernier message. Par cœur, je le savais, pour l'avoir réciter, comme un mantra dans mes moments de doute, de peur, et parfois de joie, à l'identique de tout nos messages, que je serai bien foutu de réciter comme un con pendant des heures s'il fallait me persuader de ne pas me tuer. C'était il y longtemps, date et heure à l'appui, là, juste sous les lettres. La dernière chose qu'on se soit dite, des jours après s'être séparés, inconscients que c'était la dernière fois qu'on se voyait. « Je t'aime, je suis désolée, je pars. Vis, s'il-te-plaît. Je vais essayer, aussi. Vis. Je t'aime S. »Sur le coup, j'étais incrédule, puis le temps a passé, je l'ai haï, et pardonné, encore. Elle donne, je prends, j'essaie de donner, j'échoue, pourtant je l'aime, et je n'arrive pas à le dire. J'ai inspiré, l'air piquait, c'était froid, et salé, avec de l'algue, des embruns, et de la pollution. Ma bouche était sèche, mes lèvres craquelées, j'ai ouvert le clavier, forcé ma gorge à avaler, et tapoté sur les fissures.« Je t'aime, je suis désolé, je viens, je reviens, vers toi, si tu veux bien essayer encore. Je suis là, je suis vivant, plus beaucoup, mais vivant, je t'aime. Je t'attends, depuis. Je t'aime, toujours. Encore plus qu'avant. T. »J'ai erré au dessus du bouton d'envoi, comme si j'hésitais à sonné le glas de quelque chose entrain de disparaître. J'avais passé des heures, des nuits, des mois, au final des années à écrire et effacer sous cet ultime message. Prostré, recroquevillé pour me protéger du froid, j'ai écrasais le bouton.Combien de temps ais-je attendu, je ne saurais le dire, cela m'a paru durer des heures, mais après coup, seuls dix petites minutes suffirent. Le monde avait ralenti, ou moi, je ne sais pas trop. J'ai revécu toute notre vie en dix minutes, là où j'avais mis des mois à bien vouloir me souvenir de sa voix. J'espérais, j'imagine, un pardon, n'importe quoi, même un va te faire foutre m'aurait suffit. Parce que j'aurais enfin su, su ce qu'elle pensait de moi. Je comatais tranquillement par moins sept lorsqu'une réponse s'afficha. Simple.« Je t'aime, je suis désolée, j'arrive. Vivons, essayons encore une fois. Je t'aime. S. »Une larme de joie dévala ma joue, puis j'ai souri.

ErrancesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant