"James" hurlait sa mère d'une voix exaspérée. Nous allons être en retard. Le jeune homme mit une touche finale à sa cravate, attrapa son grand chapeau tricorne à plumes d'autruche et sortit de sa chambre. Il dévala quatre à quatre les marches du grand escalier. Les talons de ses bottes claquaient bruyamment sur le marbre. Il arriva enfin en bas. Sa mère le regardait avec un air abasourdi.
- Nous n'allons pas au carnaval James !
- Pas en bonne et due forme mon garçon, soupira son père. Non pas en bonne et due forme du tout...
- Il est trop tard pour retourner se changer maintenant, cet accoutrement de pirate devra faire l'affaire.
James baissa les yeux pour admirer sa redingote rouge et ses bottes à boucles. Il ne comprenait pas pourquoi personne ne souhaitait s'habiller de façon éclatante et élégante comme lui. Les costumes sombres et les chapeaux haut de forme de la mode victorienne lui paraissaient tellement étriqués. Lui qui rêvait des Caraïbes, de flibustiers, de liberté, de danses et de chansons ne comprenait pas pourquoi la bonne société londonienne ne voulait vivre que dans la grisaille et le sérieux.. Il plongea sa main droite dans sa poche pour en tirer une exquise montre à gousset argentée. Sa mère avait raison il était grand temps de partir, son école n'acceptait pas les retardataires. Il posa son tricorne sur ses longs cheveux noirs, ses yeux bleus myosotis brillèrent d'excitation et il s'élança vers la calèche.
Ils arrivèrent en fin de journée à Eton. Le soleil rasant prenait une couleur semblable à celle des briques du vénérable "college". La campagne environnante, l'air frais, la Tamise qui venait lécher les troncs d'arbres, les groupes de garçons qui marchaient pour rejoindre leur dortoir... James regardait tout cela avec avidité. Voilà le cadre de ses quatre prochaines années. Voilà son terrain de jeux. Loin de l'atmosphère pesante et viciée de Londres, loin des personnes âgées qui ne savaient plus quoi faire de leur imagination et surtout loin de ses parents et de leurs règles rigides. Cela lui paraissait le plus fabuleux des endroits.
Il salua avec de grands gestes et un sourire éclatant le groupe qui traversait la cour devant lui. Les garçons l'aperçurent et pouffèrent entre eux avant de disparaitre derrière la lourde porte du dortoir. James lissa sa redingote rouge, ôta son chapeau tricorne et passa tristement sa main dans les boucles de ses cheveux. Il prit son bagage, dit au revoir à ses parents et se dirigea à son tour vers l'entrée du bâtiment. Un professeur l'attendait à l'accueil ; debout, très droit, rigide même, un sourire crispé sur ses lèvres. James le salua et le professeur lui fit signe de le suivre d'un geste sec. Arrivé à sa chambre, le professeur parla pour la première fois : "la tenue réglementaire est obligatoire en dehors de votre chambre." Il tendit une épaisse liasse de feuillets. "Voici les règles à observer et votre emploi du temps. Vous avez jusqu'à demain matin pour les apprendre. Tout manquement résultera en votre expulsion." Et il quitta la chambre.
La première année à Eton fut misérable pour James. Il y appris à se conformer aux règles les plus rigides de la société, à vider son esprit de ses rêves pour le remplir de logique, de lois et de noms latin. La deuxième il eut accès à la librairie. A la bougie, tard le soir, il se brulait les yeux sur les rapports navals du temps de sa majesté Charles II et il allait se coucher en imaginant comment le HMS Victory avait coulé sous les canons de Barbe Noire, ou comment la colonie de la Jamaïque résista aux assauts espagnols. Et plus sa vie nocturne l'envoyait sur des mers turquoises et des îles émeraudes, plus il s'enfermait le jour. Il ne parlait à personne et mangeait à peine. Son début de barbe lui mangeait ses joues creuses et son manque de sommeil alourdissait ses paupières rendues mauves par les cernes. En troisième année, son imagination hurlait de l'aube au crépuscule, elle frappait contre les barreaux de la cage dans laquelle il était obligé de l'enfermer. Au couché du soleil il la libérait et s'imaginait dans sa redingote rouge et son chapeau tricorne en train d'égorger tous ceux qui cherchait à brider son esprit. En quatrième année, c'était devenu son seul rêve.
En quittant Eton après l'obtention de son diplôme, James croisa un des nouveaux étudiants. Le jeune garçon avait un air béat, plein d'espoir et des yeux remplis d'histoires à partager. James s'approcha de lui, déploya sa haute stature pour le regarder de haut et ses yeux bleus jetèrent un regard cruel à cet être qui lui rappelait celui qu'il avait été, celui qu'il avait perdu.
Quand il retourna à Londres, Eton avait fait de lui un parfait gentleman en surface. Dans son costume sombre et serré, avec son chapeau haut de forme, il s'intégrait parfaitement dans la haute société. Mais dans sa poche, il gardait encore la montre à gousset merveilleusement ouvragée qu'il avait depuis qu'il était petit. Le seul lien qui la raccrochait encore à ce garçon plein de vie, de joie et d'espoirs. James prenait un soin immense de cette montre. Au fond de lui, il savait que le jour où il perdrait cette montre, il perdrait son esprit et qu'à partir de ce moment, son temps serait compté. Tic tac, tic tac... tintait la montre près de son cœur ; à la place de son cœur.