Champ de bataille

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  Il faisait si froid.

   Laurielle avait le regard vitreux. Il n'y avait plus aucune lueur de vie ni d'espoir dans ses yeux. Elle était assise dans un renfoncement boueux, où s'étaient entassés débris, armes et corps. Seule. Tremblante. Frigorifiée.

   Elle entendait le ruissèlement de l'eau et les croassements des corbeaux qui arpentaient les restes du champ de bataille. Au loin, un homme agonisant ne laissait plus qu'entendre des râles plaintifs par intermittence, tandis qu'un soldat plus proche gémissait des prières que lui seul pouvait entendre. Il était évident que les Dieux avaient abandonnés les Hommes dans cette bataille.

   Laurielle était trempée.

   Il avait plu toute la nuit et en début de matinée. Maintenant, elle gelait dans son fossé, ses cheveux blonds cendrés dégoulinaient sur son armure et avaient pris diverses teintes de rouge et de marron. Elle finit par tourner lentement les yeux vers sa droite : elle entendait quelqu'un appeler à l'aide, mais elle ne le voyait pas. La brume était dense.

   Elle vit en revanche des corbeaux prélever leur repas sur une mare de cadavres. Laurielle sentit soudain sa gorge se nouer si fort qu'elle avait l'impression de s'étrangler, son estomac se crispa, puis elle vomit. Sortie de sa stupeur, elle n'avait pas pu se retenir en voyant les corps et les membres disloqués éparpillés autour d'elle. L'odeur de la tourbe et des cadavres humides et parfois éventrés l'agressait. Elle se mit à suffoquer. L'angoisse montait.

   Elle grogna lorsqu'elle réalisa que ses jambes étaient coincées sous le corps d'un cheval. Elle tenta de se dégager, mais elle parvenait à peine à bouger. Elle pivota le torse et chercha une accroche pour se tirer, mais elle tomba sur le coude. Elle baissa les yeux un instant et les écarquilla lorsqu'elle vit que son avant-bras écrasait le visage d'un mort. Un jeune homme, sans doute trop jeune pour mourir dans de telles atrocités. Le regard de Laurielle plongea dans celui, vide, du défunt. Elle commençait à s'affoler, sa main s'était enfoncée dans un mélange d'eau, de boue et de sang. Elle commençait à gesticuler nerveusement, puis se redressa pour tenter de pousser le cadavre imposant du cheval qui l'écrasait. C'est là qu'elle se souvint.

   Cette nuit, elle luttait contre un ardonien dans un combat acharné, un coup à la tête la força à retirer son heaume. Elle tentait de mettre de la distance entre elle et son assaillant pour se reprendre, mais ce dernier ne lui avait pas laissé de répit, la chargeant une énième fois. Elle se préparait à recevoir la charge quand elle fut surprise par un vacarme monstrueux sur sa droite. Laurielle eut à peine le temps de tourner la tête qu'elle vit un étalon s'effondrer sur elle, et son cavalier être projeté sur une dizaine de mètres.

   Il lui fallut beaucoup de temps et d'efforts pour s'extirper. Elle se mit à ramper parmi les corps. Un corbeau la survola et se posa sur un casque dont le métal était un peu enfoncé sur le côté droit. Elle fixa l'oiseau au plumage noir. Elle déglutit, puis se remit à ramper. Ses jambes étaient douloureuses, mais elle essaya de se relever en prenant appui sur des restes de char. La jeune écuyère posa un genou à terre puis un autre, et lorsqu'elle voulut se lever, elle sentit une vive douleur sur son flanc gauche. Instinctivement, elle y porta une main, et vit son gantelet sale maculé de sang. Elle haletait, des larmes ruisselaient sur ses joues.

   Laurielle était tétanisée.

   Elle se perdait dans un tourbillon morbide de visions horrifiques. Le brouillard noyait la scène, elle discernait des lances plantées dans le corps de quelques malchanceux, il y avait un corps démembré près d'elle, une jambe sans propriétaire deux mètres plus loin, et deux corbeaux perchés au-dessus d'elle, sur le char. Les odeurs étaient indescriptibles et nauséabondes. La douleur de ses blessures était intense. Les cris d'agonie et les gémissements des mourants parvenaient à ses oreilles comme un chant macabre et interminable. Elle s'en boucha les oreilles, mais continuait de les entendre.

Laurielle, l'épopée d'une chevalière dévouéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant