Pleure-moi une rivière

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Je ne suis pas aimée, je le sais.

Car je m'incruste désagréablement dans les coeurs et les corps, sans jamais en vouloir partir.

Pourquoi donc j'existe ?

Qui saurait avec exactitude le dire. Je ne fais qu'obéir aux ordres de ma nature propre, le reste importe peu.

Du moins à peu près...

Je ne suis qu'une entité à laquelle a été donné un nom, je ne ressens rien, je n'éprouve rien.

Je ne suis que... Souffrance puisque telle est mon nom.

Pourtant il m'arrive de revêtir celui-ci avec tant d'ardeur, que j'en conjuguerais presque le verbe qui en découle.

Souffrir...

J'ai pu côtoyer Bonheur, cet enfant capricieux qui choisit avec tant de paresse ceux à qui se donner.

On le veut avec hardiesse, et inversement l'on me repousse avec horreur.

Je n'en suis pas jalouse, au contraire il en existe de ces êtres pour lesquels je supplierais Bonheur de me chasser.

Et telle est le cas de cette petite nation, pour laquelle mon coeur se serait sûrement brisé, si j'en avais eu un.

Depuis le début je m'ancre avec force dans son être. Je ne lui laisse aucun répit, alors que j'en aurais voulu tout le contraire.

Elle fait partie des pires martyrs qu'ait pu porté cette terre. Elle a été victime de l'une des plus grandes abominations qui ait existé.

L'esclavage...

Pour cette nation, et tant d'autres encore, j'en viens à demander le bien fondé de mon existence. Si c'est pour m'acharner sur des êtres déjà bien trop enchaînés, quelle est mon utilité ?

Avec eux on pourrait dire non sans tristesse, que j'ai connu l'une des meilleures périodes de mon rayonnement.

Ah... Haïti...

Tu arrives à rendre morose la Souffrance elle-même.

Elle s'était délivrée je le sais, elle s'était sortie du joug de l'oppression, et j'en avais été heureuse.

Mais pourquoi après tant d'efforts, me force-t-elle à revenir siéger avec force dans sa couche?

J'en ai tellement assez de la voir me porter au quotidien comme un de ces boulets d'antan, de la voir enchaînée à l'expression la plus profonde de ma nature.

À cause d'elle, j'en viens à me dégoûter de mon être.

Mais je ne puis que m'excuser d'exister, tout le boulot de se libérer lui revient.

Cela est sûr qu'elle en a certainement assez de voir ses enfants se faire tuer comme du simple gibier. Ses femmes violées et déshumanisées. Ses hommes réduits à la forme la plus primitive de leur personne.

À mes côtés Peur fait rage, on aurait dit mon épouse tant elle fait suite à chacune de mes sévices.

Rien ne va chez elle, tout marche au ralenti. Elle se fait humiliée alors qu'elle aurait dû servir d'exemple, pour tant de ceux qui ont vécu des problèmes semblables aux siens.

Elle se cache de sa prétendue laideur, alors qu'en fait elle n'est que bien trop revêtue de ma présence et des mensonges qu'elle se donne.

Je t'en prie Haïti, débarrasse toi de moi.

Je te donne mal à l'âme...

Je te brise le coeur...

Arrête de me laisser s'exprimer avec tant de puissance en toi.

Revêt la plus belle version de ce que tu es.

Dis leur, à tes enfants, d'un peu plus penser à leur mère.

Car j'en ai assez de ces murmures que j'émets en silence.

Les murmures de Souffrance...

Murmures de SouffranceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant