1 - La veille

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        Par-delà les territoires aériens de la planète des elfes, sous la brume invisible qui prodigue leur capacité à modifier la matière et les protège de leur étoile, il existe un lieu qui échappe aux lois du temps et de l’espace. Et en cette terre ignorée des elfes, il est un homme qui, chaque jour, contemple le monde en éveil. Inlassablement, sans jamais émettre aucune plainte, il observe la vie en contrebas, assis au milieu d’objets hétéroclites. Après des décennies ou peut-être des siècles, il ne le sait pas, passés à regarder jour et nuit sa création, ses membres sont devenus frêles et ses os menacent de percer sa peau fine et ridée.

        De temps en temps, l’homme se lève et marche sur l’étendue transparente, pour accéder aux lieux de la planète qu’il ne voit pas. S’il contemple les territoires elfiques, ce n’est pas par plaisir, pas plus que par envie ou par fatigue. Il le doit, simplement. Il n’admire pas la beauté de la flore, de la faune, l’intelligence et la prouesse de l’avancée des elfes dans l’évolution. A force, il a fini par ne plus déceler tout cela. Lui, ce qu’il voit et surveille, ce sont les milliers de petites tâches grisâtres qui peuplent le monde et sont en réalité des créatures qui symbolisent la douleur des elfes. Ces tâches sont d’autant plus sombres que l’elfe est âgé ou souffre, et seuls les nouveau-nés sont représentés par une lueur blanche. Mais ce ne sont pas ces tâches-là qui retiennent son attention.

        L’homme a pour rôle de veiller sur la créature la plus sombre et la plus grande, de laquelle une multitude de filaments divergent dans toutes les directions, par-delà les forêts et les montagnes. Et ce qu’il surveille, c’est sa propre création.

        Cet amas filamenteux appartient à l’un des elfes qui peuplent cette planète : l’actuel martyr. Celui qui reçoit la douleur des autres. Les filaments sont autant de liens que les habitants de cette planète ne peuvent discerner, mais qui leur permettent de vivre dans un monde plus pacifique, sans même qu’ils en aient conscience. L’homme est à l’origine du premier martyr, et cela est la raison de sa présence en cet espace isolé dont il est le seul habitant. Il ne prend pas en compte les dragons originels, responsables de sa damnation, qui parcourent le monde et veillent au bon déroulement de ce qu’ils nomment l’Ordre des Choses. Un Ordre qu’il a bafoué et qui a abouti à la création des martyrs.

        Il n’a aucun souvenir de son ancienne vie et peine à décrire la raison de son châtiment. Il sait qu’il a souhaité protéger quelque chose de précieux et important pour lui mais qu’il a joué avec des éléments qu’il ne connaissait pas. Il sait aussi qu’il est condamné à assister au déclin du martyr qu’il désigne, avant de choisir un successeur lorsque ce dernier meurt, et ce tant que l’Ordre ne change plus et que le rôle des martyrs y reste inscrit. Chaque objet qui entoure celui qui s’appelle désormais l’Origine est modelé dans une pierre particulière et correspond à un martyr décédé. Tous sont différents, uniques, et tous se doivent d’être préservés en mémoire de l’elfe qu’ils représentent.

        Pour l’Origine, ces objets ne sont pas seulement les symboles des anciens martyrs, il s’agit de sa vie toute entière, de ses erreurs et de ses nouveaux souvenirs. Les premières années après la création du premier martyr ont été les plus difficiles. L’enfant qu’il avait désigné, Meallan, était mort à l’âge de soixante ans seulement, alors que l’espérance de vie des elfes se situait aux alentours de trois cents ans. L’Origine savait seulement qu’il devait désigner un successeur parmi les enfants possédant des lueurs blanches, car elles seules étaient capables d’absorber une souffrance supplémentaire ; il avait donc choisi le second martyr avec hésitation, un peu au hasard, et il avait eu de la chance, car la seconde victime avait supporté son fardeau pendant de longues et nombreuses années, et n’était morte qu’après deux cents ans. L’Origine avait cependant eu beaucoup moins de chance au siècle suivant : il avait continué de choisir les martyrs sans critères précis, et tous étaient mort en bas âge, certains quelques jours seulement après leur naissance, les plus chanceux vers leurs dix ans. L’homme ne comprenait pas quelles caractéristiques intervenaient dans le choix d’un martyr et jugeait obsolète le don de prédiction qui apparaissait lorsque le martyr précédent mourait. Quel intérêt pouvait-il y avoir à voir le futur de tous ces enfants à la lumière blanche ?

        Il avait continué pendant plusieurs siècles encore à désigner les victimes du fardeau en suivant son instinct, mais il avait simultanément dressé une liste des différences entre ceux qui vivaient plus longtemps et presque correctement, ceux qui devenaient fous et tuaient leur entourage, ceux qui mourraient jeunes, et tous les autres cas qu’il avait à voir. Dans le même temps, il s’était mis à rencontrer, lors de ses déplacements dans ce qu’il avait nommé l’Ether, des objets en pierre fine ; des fleurs, des fils, des ballons, des livres, des arbres…Il avait mis longtemps à comprendre que ces objets apparaissaient au cours de la vie du martyr et se figeaient lors de la mort de ce dernier. Il avait également fallu beaucoup de temps à l’Origine pour finalement trouver ses « critères » de sélection.

        L’enfant devait être désigné dans la journée suivant la mort du prédécesseur, mais si l’embryon était trop jeune, sa lumière ne pouvait absorber de souffrance, et il mourrait très tôt, incapable de survivre à la douleur que son corps n’était pas prêt à recevoir. Si au contraire l’enfant était trop âgé au moment du choix, il recevait la douleur mais se révélait incapable de la supporter, possédant les capacités d’un elfe quelconque. L’Origine apprit à utiliser les présages pour trouver l’elfe qui saurait vivre et grandir avec le fardeau ; en voyant l’avenir des embryons, il décelait les éléments intrinsèques de leur personnalité. Mais même avec ces critères demeurait une grande part de chance. Le destin de chaque personne ne tient qu’à un fil, et il suffit d’un seul évènement pour bouleverser à jamais la vie du martyr et faire empirer sa souffrance. Chaque désignation est un risque.

        L’Origine se perd ainsi dans ses réflexions, mais un mouvement attire son attention.

         La masse sombre a vacillé. 

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