une histoire d'ardoises

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« N'oubliez pas votre contrôle sur le Reich impérial de 1871 à 1918 la semaine prochaine ! » annonça le professeur d'histoire pendant que ses élèves sortaient de la salle de classe.

L'un d'eux passa très près du tableau noir et, discrètement, fourra dans la poche de sa veste les deux craies qui s'y trouvaient. Il marcha à côté de ses camarades de classe, sans rien dire, précipitant le pas pour rentrer au plus vite chez lui. Il emprunta son habituel chemin le long du rideau de fer en croisant toujours ces mêmes officiers de la Stasi, le regard dénudé d'émotions et la carrure qui imposait le respect, ces mêmes officiers à qui il avait toujours peur de dire bonjour. Alors il se contenta de baisser la tête, serrer plus fort l'anse de son sac et poursuivre son chemin. Il poussa la vieille porte de son immeuble délabré, monta les quelques marches qui le séparaient de son étage et rentra dans l'appartement dans lequel il vivait avec ses parents.

« Bonjour Henri ! Tu as passé une bonne journée ? demanda sa mère en l'accueillant dans la cuisine

- Oui, le professeur d'histoire nous a rappelé qu'on avait un contrôle la semaine prochaine : je devrais aller réviser »

Sans même prendre la peine de manger quelque chose, il rentra dans sa chambre, aussi terne que le reste de son appartement, ferma sa porte et au lieu de s'asseoir à son bureau avec son manuel pour commencer à réviser, il sortit une vieille ardoise de son tiroir grinçant, prit une des craies qu'il avait volées et se plaça juste devant sa fenêtre. Juste en face de lui, dans l'immeuble parallèle au sien, un autre garçon, Erik, l'attendait à sa fenêtre, une ardoise entre les mains. Il la colla à la fenêtre et Henri put y lire « BONNE JOURNEE ? », écrit en majuscule pour faciliter la lecture. Le jeune homme prit sa craie et lui répondit :

« OUI ET TOI ? »

Ainsi commença entre eux leur habituelle conversation de fin de journée. La même routine qu'ils entretenaient depuis plus d'une année, depuis que le père d'Erik avait été muté pour travailler à Berlin ouest. Les deux jeunes hommes se voyaient souvent à travers leur fenêtre, mais aucun ne prêtait une grande attention à l'autre. Henri avait été le premier à initier le fait de communiquer avec des ardoises. Il avait fallu du temps avant qu'Erik ne devienne réactif à ses appels.

Les Soviétiques avaient eu la merveilleuse idée de séparer leur chaleureuse Zimmerstrasse en deux, à la manière de la Bernauerstrasse, à la seule différence que les façades du côté Est n'avaient pas été condamnées. Ils habitaient donc dans la même rue mais ils avaient l'interdiction formelle de se voir. « Personne n'a l'intention de construire un mur » disaient-ils. Tu parles.

Erik avait plusieurs fois supplié son père de lui faire un laisser-passer pour aller voir Henri à l'Est en prétextant vouloir rendre visite à sa tante qui habitait aussi en RDA. Cependant la réponse avait toujours été la même : non. Selon lui, il n'avait rien à faire chez les communistes et c'était à sa tante de venir les voir. Tous deux savaient pertinemment que peu d'habitants de Berlin Est arrivaient à se procurer légalement un laisser-passer d'une journée, et à quel point les procédures étaient longues. De son côté Henri n'avait pas pu faire mieux. Ses parents ne voulaient plus rien entendre de leur gouvernement depuis la mort de son oncle pendant la manifestation du 16 juin 1953. Avec son père, ils avaient lutté contre les mauvaises conditions dans les usines, mais le rassemblement, au départ pacifique, avait viré en un véritable bain de sang. Son oncle s'était pris une balle perdue et avait succombé à ses blessures. Depuis, Karl, le père de Henri, vouait une haine sans nom contre les dirigeants et la Stasi.

« MON ANNIVERSAIRE » avait écrit Erik

« QUAND ? »

« DEMAIN ! »

Une histoire d'ardoises [OS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant